Lacan n’a pas supporté

Typique de la « révolution de Mai », la transformation des relations entre enseignants et enseignés a pris corps à Vincennes. Mais l’autogestion n’était pas du goût de tous.

Claude-Marie Vadrot  • 30 avril 2008 abonné·es

À VINCENNES, TOUT ÉTAIT NOUVEAU : à commencer par le personnel administratif et technique, venu très majoritairement sur la base du volontariat et de l’engagement dans une expérience. Beaucoup y ont changé de vie, certains y ont repris des études et quelques-uns sont devenus enseignants. Contractuels, longtemps mal payés, en général partie prenante des effervescences et des batailles politiques, ils ont peu à peu été intégrés dans la Fonction publique, notamment après l’arrivée de la gauche au pouvoir. Ce qui ne simplifia pas toujours les relations avec les « vrais » fonctionnaires qui avaient fini par être nommés à Paris-VIII, certains ayant l’impression d’avoir débarqué chez les Martiens.

L’existence d’une crèche et d’une école maternelle (aujourd’hui disparues) a longtemps facilité la vie de ces intérimaires de la Fonction publique qui inventaient en permanence de nouvelles tâches et occupaient des postes qui ne leur auraient pas été confiés ailleurs. Pourtant, nul n’étant parfait, rappelait récemment avec ironie un vieil enseignant de Paris-VIII, « si beaucoup n’ont jamais compté leurs heures au service de la fac, d’autres étaient rarement à l’heure à la fac ». Mais leur bilan est globalement positif, et l’université leur doit une large part de ses originalités, de sa longévité et, surtout, de sa résistance aux difficultés. Notamment au moment du déménagement d’août 1980, qui fut souvent un calvaire, racontent ceux qui l’ont organisé et vécu.

Le destin de Denis Gautheyrie, par ­exemple, symbolise bien la singularité des personnels de Vincennes. En liaison avec le département musique, il anime à la fois les services généraux et une célèbre chorale, « Soli tutti », en résidence à l’université. De même, Christian Lemeunier faisant vivre une milonga de tango en marge de son poste de technicien vidéo. ­Nombreux vivaient des histoires semblables.

Ces personnels vont bientôt cruellement manquer à Paris-VIII, car l’attachement à un établissement et à ce qui lui reste ­aujourd’hui d’originalité, à l’autogestion des tâches, aux rapports familiers avec les enseignants, sont des habitudes qui ne se transmettent pas facilement lorsque les nominations sont surtout dues au hasard.
Hélène Cixous et les témoignages qui jalonnent ce dossier soulignent combien ceux qui, dans les premières années, ont choisi de venir enseigner à Paris-VIII accomplissaient une démarche particulière. Presque tous se rattachaient à l’une des familles de la gauche. Mais, évidemment, une chose est d’accepter, voire de solliciter, intellectuellement la contestation et des rapports rudes avec les étudiants, une autre est de les affronter au quotidien. Jacques Lacan en donna la preuve en quittant une conférence de Paris-VIII pour ne plus jamais y re­mettre les pieds.

Illustration - Lacan n'a pas supporté


Lacan quitta une conférence et ne revint jamais. / AFP

Et certains enseignants ne résistèrent qu’un ou deux mois, partant dans d’autres universités pour y goûter un peu de calme : même « de gauche », on ne passe pas forcément sans mal du cours magistral au dialogue permanent.

Il fallait de fortes personnalités comme Foucault, Châtelet, Cassen, Deleuze, Cabot, Frioux, Lacoste, Lapassade, Reberioux, Guglielmo ou le Haïtien Manigat pour affronter un partage original du savoir et du savoir-faire. Les plus jeunes, comme les géographes Alain Bué et Françoise Plet, ou encore Michel Royer et Jacques Neefs [^2], jouèrent avec efficacité de leur proximité avec des étudiants parfois à peine moins âgés qu’eux. Le travail de nombreux enseignants fut donc souvent un long combat, plus ou moins réussi, contre eux-mêmes, contre l’atmosphère des cours et de l’université, et contre les explosions des groupes ou groupuscules politiques.

Au moins jusqu’en 1980. Une époque à laquelle les étudiants commencèrent à évoluer : globalement moins contestataires, en partie parce que l’environnement politique et surtout économique commençait à changer, et que jusqu’en 2008 la précarité a peu à peu marqué tout le monde. Et c’est évidemment dans cette population étudiante par définition éphémère que la transmission d’une histoire et d’une tradition est le plus difficile, surtout quand les groupes politiques s’évanouissent et que les syndicats se corporatisent. Même si, comme pour les personnels, certains étudiants sont devenus et deviennent encore des enseignants.

[^2]: Deux énumérations évidemment non limitatives.

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