Les engrenages d’une ONG

Le combat de Robert Ménard est peut-être « sans frontières » mais pas sans limites. Les donateurs et le besoin de médiatisation influencent les campagnes de RSF.

Michel Soudais  • 17 avril 2008 abonné·es

À la faveur du mouvement de protestation contre les Jeux olympiques en Chine, l’organisation Reporters sans frontières (RSF), initialement dédiée à la défense des journalistes dans le monde, a élargi son champ d’action jusqu’à éclipser les organisations traditionnelles de défense des droits de l’homme. Lors du parcours de la flamme à Paris, le 7 avril, Amnesty International organisait place du Trocadéro avec des non-voyants « une action symbolique » pour la libération de Chen Guangcheng, un avocat aveugle ; la Ligue des droits de l’homme y était aussi, avec quelques centaines de militants pro-Tibet. Mais ces actions n’auront pas retenu l’attention des médias, plus friands des images que leur offre RSF. Ce jour-là, une centaine de médias avaient d’ailleurs demandé à suivre son secrétaire général, Robert Ménard.

Après s’être fait remarquer sur la scène internationale en perturbant le discours du responsable chinois, lors de l’allumage de la flamme à Olympie, ce dernier feint d’être devenu le porte-parole de la lutte contre les JO de Pékin à son « corps défendant » . Et avoue volontiers être pris dans « un engrenage » qui le place « à la tête d’un combat qui [le] dépasse complètement » . Non sans en reporter la faute sur les grandes ONG (Amnesty, FIDH, Human Right Watch) qui « n’ont pas fait leur travail » ou n’ont pas « mis en oeuvre les modes d’action qui auraient attiré l’attention » .

Contrairement à ces « institutions », RSF illustre ses combats par des actions conçues pour être « spectaculaires » afin d’alimenter et « utiliser » un système médiatique que Robert Ménard connaît bien. « Nous essayons d’avoir la rigueur d’Amnesty International sur les faits, et le mode d’action de Greenpeace » , dit Vincent Brossel, le responsable du bureau Asie de l’organisation.

La rigueur? C’est précisément l’aspect le plus contesté de RSF. Si ses statistiques sur les journalistes assassinés et emprisonnés ne sont pas discutées, certains s’étonnent des critères qui président à l’établissement de son classement mondial annuel de la liberté de la presse. Comment expliquer que l’Érythrée, où deux journalistes ont été tués entre le 1er septembre 2006 et le 1er septembre 2007, figure en dernière place du classement (169e), quand l’Irak, où ils sont 62 à avoir perdu la vie, est mieux classé (157e) ? Est-ce parce que l’Érythrée se trouve sur la liste noire de Washington et que RSF est financée par la fondation National Endowment for Democracy (NED), dont plusieurs dirigeants ont occupé de hautes fonctions à la CIA, tel John Negroponte ? Et pourquoi Cuba, où des journalistes sont certes embastillés mais où aucune liquidation n’a été constatée depuis 1959, apparaît au 165e rang ? Est-ce un effet des subventions de l’organisation anti-castriste Center for A Free Cuba ?

L’aide des fondations états-uniennes représente au mieux 3 % du budget de RSF, minimise Robert Ménard ; mais, précisait-il aussi sur Europe 1, le 9 avril, l’argent ainsi récolté est destiné à « des choses précises » : pour la NED, il s’agit d’ « aider les familles de journalistes qui ont des problèmes en Afrique » . Ce qui revient à dire que les contributeurs sont bien prescripteurs.

Revendiquant une indépendance totale qui distinguerait RSF de « la plupart des ONG qui ont des relations incestueuses avec la gauche » ( le Figaro , 9 avril), Robert Ménard a aussi de la liberté d’expression une conception anglo-saxonne : l’interdiction du discours négationniste est condamnable, l’appel à la violence est licite, et son entrave une atteinte à la liberté. Une idée exposée dans La Censure des bien-pensants , écrit en 2003, et caractérisée par Michel Tubiana ( Politis n° 737) comme « la conception libérale du marché » , les opérateurs n’ayant « nul besoin d’autres règles que celles de la concurrence » .

Cette primauté du droit de dire (le vrai comme le faux) pourrait expliquer que RSF, très critique sur la situation de la presse dans les pays non occidentaux, est muet sur les dysfonctionnements des médias français. Interpellé par Daniel Schneiderman sur cette indulgence coupable ^2, Robert Ménard la justifie : « La situation est infiniment plus grave » dans des pays comme l’Égypte ou le Mexique. N’y a-t-il pas un « pacte » qui lie l’association et les médias qui relaient largement ses actions ? « Oui nous avons besoin de l’appui des médias, sinon on n’obtient rien » , admet celui qui se présente comme le « patron de RSF » . À ce titre, précise-t-il, « je m’abstiendrai d’écrire ce que je pense des médias français » . Les relais sont plus importants que la cause à défendre.

Monde
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