L’insoutenable libéralisme

Jean-Marie Harribey  • 24 avril 2008 abonné·es

La crise financière discrédite un peu plus toutes les assertions selon lesquelles le marché autorégulateur est gage de stabilité, d’harmonie universelle et d’allocation optimale des ressources. Elle démontre que la finance, c’est-à-dire le capital, est contre-productive et improductive. Contre-productive car l’élévation des exigences de rentabilité condamne des projets qui n’y satisferaient pas ou des activités qui n’y satisfont plus. Improductive en elle-même car aucune richesse ne sort du capital sans travail. Instabilité, destruction et stérilité, tel est le triptyque du capitalisme financier.
L’aplomb et l’arrogance des idéologues libéraux n’en sont pas pour autant ébranlés. Ainsi, tel qui fait métier de déclinologue pense que la France doit « réformer ses structures » , entendez « briser le social », parce que « ce sont les réformes qui feront la croissance et la popularité du président » (Nicolas Baverez, le Monde, 2 avril). L’appel est entendu : moins pour le logement, la santé et le revenu de solidarité active, et un fonctionnaire partant à la retraite sur deux non remplacé.
Tel autre qui, des années durant, a fustigé les réflexions écologiques essayant de donner un peu de cohérence au « développement soutenable », assène maintenant que, puisque le « vert est or » (Éric Le Boucher, le Monde , 3 avril), les entreprises doivent investir dans le « durable » et préparer ainsi de bonnes affaires. Renoncer à la voiture, c’est, dit-il, « malthusien » . Et vive les OGM, le Parlement s’en occupe !

Alors que le gouvernement s’apprête à réduire encore les retraites par répartition, un troisième prône de faire financer les retraites par les marchés financiers (Didier Migaud, le Monde , 2 avril) en abondant le Fonds de réserve des retraites. En plaçant les sommes qui lui seraient allouées, il obtiendrait une rentabilité de 8 % par an. On pourrait ironiser : pourquoi pas 15 %, puisque telle est la norme moyenne internationale ? Mais l’important est ailleurs : apparaît la naïveté ou le cynisme de l’idée qu’il y aurait une source miraculeuse de richesse supplémentaire qui pourrait jaillir d’une « puissante industrie de l’épargne retraite » (Michel Aglietta, l’Humanité dimanche, 10 avril). Si le rendement d’un placement financier croît plus vite que la production, cela signifie simplement que le capital s’en est approprié une part plus grande et que la rémunération salariale, incluant les cotisations sociales, a vu la sienne diminuer.

Le journal les Échos (4 et 5 avril) fait grand cas du chiffrage par le Conseil d’orientation des retraites du surcoût des retraites si l’on ne passe pas à 41 ans de cotisations d’ici à 2012 et à 41 ans et demi d’ici à 2020 : 4 milliards d’euros de plus. Inimaginable, n’est-ce pas ? Eh bien, si, imaginons. Le pire : que le PIB n’augmente pas du tout d’ici à 2020. Alors, 4 milliards sur 1800, c’est 0,22 %. Autrement dit, la société ne serait pas capable de déplacer 0,22 % du PIB, à peine plus que deux petits millièmes ! Tandis qu’elle a toléré depuis vingt-cinq ans un déplacement de 30 à 40 fois supérieur de la masse salariale vers les profits.

Comme l’argumentaire libéral est plombé, de nouveaux leurres sont imaginés. L’Institute of International Finance propose un « code de conduite », pendant que s’amorce la prochaine bulle sur les matières premières et les céréales. En France, après la pantalonnade de la commission Attali qui se faisait forte d’obtenir une croissance économique de 5 % par an (!), une commission Sen-Stiglitz-Fitoussi est née. Elle a pour tâche de construire un nouvel indicateur de richesse, faute de pouvoir changer la conception de la richesse imposée par un capitalisme qui veut croître à tout prix. Cette commission qui se propose d’inventer un PIB « doux » ou « vert » ou « moral » parviendra-t-elle à se débarrasser des dogmes les plus tenaces ? En vrac : le travail n’est pas ou plus l’ unique source de tous les revenus (d’où vient la rente financière alors ?), l’épargne individuelle garantit l’avenir (les biens et services tomberont-ils du ciel avec la capitalisation ?), l’enseignement est une dépense (quel investissement n’en est-il pas une ?), les salariés de la Fonction publique ne produisent rien (et les valeurs d’usage de l’éducation, de la santé ?), la nature a une valeur économique intrinsèque (combien, s’il vous plaît, pour la lumière solaire ou pour l’océan non mercurisé ?)

On sait depuis longtemps que le capitalisme est insoutenable socialement et écologiquement. Ce que la crise actuelle révèle, c’est l’insoutenable légèreté de son idéologie, le libéralisme économique, lequel est aujourd’hui nu pour avoir poussé jusqu’au bout l’absurdité de ses hypothèses. La légitimation du système est en panne, mais reste le système, qui ne court pas grand danger avec des velléités moralisatrices. Il faut donc le frapper au cœur : sa circulation sanguine.

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