La classe supérieure

Si la Palme d’or attribuée à « Entre les murs » de Laurent Cantet est réjouissante, le reste du palmarès est décevant, la mise à l’écart du passionnant « Valse avec Bachir », d’Ari Folman, restant même incompréhensible.

Christophe Kantcheff  • 29 mai 2008 abonné·es

Les derniers seront les premiers. Sélectionné après tout le monde, projeté à la fin du festival, Entre les murs de Laurent Cantet remporte donc la Palme d’or. Même si le film de l’Israélien Ari Folman, Valse avec Bachir (voir plus loin), apparaissait comme le plus marquant de la compétition (pour se retrouver au final scandaleusement écarté du palmarès), la distinction du film français n’est pas usurpée, toute réaction cocardière mise à part, ce que les médias n’évitent pas toujours depuis l’annonce de la Palme.

Illustration - La classe supérieure


Laurent Cantet et quelques-uns des jeunes acteurs de son film « Entre les murs ». Hache/AFP

Adapté du livre de François Bégaudeau (chez Verticales, en 2006), qui interprète lui-même le rôle du professeur de français, François Marin, «en face» de sa classe de 4e, le film tient la gageure du huis clos dans un établissement scolaire du XXe arrondissement de Paris, tout en étant une caisse de résonance de la société française. Dynamique, gorgé d’énergie, souvent drôle et totalement dénué de démagogie, Entre les murs n’enjolive pas la réalité de l’école, avec ses échecs et sa mécanique d’exclusion, mais donne aussi à voir des adolescents réactifs, intelligents, présents au monde et à leur prof. Entre les murs (sur les écrans le 15~octobre) est une fiction, et les jeunes comédiens, qui se sont préalablement entraînés dans des séances d’improvisation avec le cinéaste, sont très convaincants. Ils méritent tous… un 20/20~!

Malgré toute la sympathie que l’on peut avoir pour Sean Penn, et pour certains des jurés qui l’ont entouré, comme le cinéaste Apichatpong Weerasethakul, le palmarès, ensuite, perd en allure.

Commençons par le plus modeste des prix décernés, celui du scénario. Attribué au Silence de Lorna, de Jean-Pierre et Luc Dardenne, c’est franchement sous-estimé. Même si les frères belges ont déjà remporté deux fois la Palme d’or ( l’Enfant en 2005, Rosetta en 1999), leur capacité à rester au sommet de leur art sans se répéter force l’admiration. Ce portrait d’une jeune Albanaise récemment naturalisée belge (Arta Dobroshi, nouvelle révélation des Dardenne), et qui se rend complice d’un meurtre sans avoir le courage de le dénoncer, porte plusieurs audaces. La transformation de Lorna, d’abord, qui s’humanise sans pour autant devenir irréprochable. C’est que les Dardenne sont des cinéastes de la complexité humaine, qui chez eux n’est jamais montrée de manière prétentieuse ou absconse. Sur l’écriture du film ensuite, qui ose une ellipse déstabilisante et la disparition d’un personnage masculin important (interprété par Jérémie Renier).

Si l’attribution du prix d’interprétation féminine à la Brésilienne Sandra Corveloni pour son rôle dans Linha de Passe de Walter Salles et Daniela Thomas est une totale surprise, le prix allant au comédien américain d’origine portoricaine Benicio Del Toro, pour son rôle d’Ernesto Guevara dans Che de Steven Soderbergh, n’étonne guère. C’est, pour Sean Penn, une manière de saluer ce film dédié à une figure révolutionnaire, sans pour autant décerner une Palme d’or à un film de plus de 4~h~30, qui se perd dans sa seconde partie. Le hic, c’est que la prestation de Benicio Del Toro n’est pas franchement transcendante…

Le prix du jury distingue un autre film dont le héros est un personnage politique : Il Divo, de l’Italien Paolo Sorrentino. Intéressant sur le papier — une charge contre le chef indestructible de la démocratie chrétienne italienne, Giulio Andreotti –, le film, comme toujours chez ce cinéaste, est gâché par le clinquant et l’esthétique clip de la mise en scène. Quant au prix de la mise en scène, qui revient aux Trois Singes du Turc Nuri Bilge Ceylan, il récompense un film, qui raconte l’histoire d’un adultère, étouffé par sa perfection plastique (en HD), trop ostensiblement conçu comme «une grande œuvre d’art» pour parvenir encore à respirer.

Passons vite sur les prix spéciaux décernés à Catherine Deneuve et à Clint Eastwood, pour l’ensemble de leur carrière, qui sonnent comme des prix de consolation, surtout pour Eastwood, dont beaucoup voyaient son Échange, pourtant sans inspiration, au palmarès.

Enfin, le grand prix (c’est-à-dire le 2e prix en ordre d’importance, après la Palme) à Gomorra, de l’Italien Matteo Garrone, fait beaucoup d’honneur à un film qui a certes des qualités, mais qui aurait pu être salué à un niveau moindre (le prix du jury par exemple). Gomorra, écrit à partir du livre éponyme de Roberto Saviano, qui a révélé l’étendue du poison que constitue la mafia napolitaine, est surtout très convaincant dans sa première partie, la plus documentaire, qui montre comment la Camorra tient sous son emprise des quartiers entiers.

Il faut par ailleurs souligner le bon choix de la Caméra d’or, consacrée à un premier film en lice dans toutes les sélections et dont le président du jury était le cinéaste Bruno Dumont. Elle récompense le très impressionnant Hunger, de l’artiste britannique Steve McQueen, qui faisait l’ouverture d’Un certain regard. Ce film, qui revient sur les conditions des détenus républicains irlandais au début des années 1980, et sur la grève de la faim de Bobby Sands, est d’une force esthétique impressionnante, avec une séquence de plus d’un quart d’heure, un tête-à-tête entre un prêtre et Bobby Sands, où il est question de façon magistrale de lutte politique, d’éthique, d’espoir, et de mort programmée.

Parmi les films les plus injustement oubliés au palmarès, Valse avec Bachir, le documentaire d’Ari Folman, aurait fait une indiscutable Palme d’or. Fort par son sujet, le quotidien effroyable d’un soldat israélien dans la guerre du Liban des années 1980 et en particulier lors du massacre de Sabra et Chatila, le film parvient à un rendu saisissant de cette réalité historique et subjective en reconstituant par le dessin le témoignage d’anciens compagnons d’arme du cinéaste. Un film d’animation, donc, premier du genre, qui repousse loin la frontière depuis longtemps brouillée entre fiction et documentaire.

My Magic , du Singapourien Eric Khoo, a dérouté un certain nombre de festivaliers. Il est vrai que ce film axé sur la personnalité d’un fakir indien (Francis Bosco, effectivement magicien dans la vraie vie), auteur de tours de force comme celui de manger du verre, et développant toutes les caractéristiques du mélodrame social, peut paraître pittoresque à un public européen. Pourtant, ce film, sans cligner de l’œil une seule fois dans cette direction, est une forte parabole du sort peu enviable que réserve le capitalisme aux sous-prolétaires. Sans doute, l’un des films les plus politiques de la sélection, mais peu s’en sont aperçus.

Pas du tout politique (au sens où Sean Penn l’entend) et donc sans beaucoup de chances, Two Lovers, de l’Américain James Gray, a éclaboussé le festival de son élégance. Un merveilleux Joaquin Phœnix partagé entre une passion malheureuse et une relation raisonnable aurait fait un excellent lauréat du prix d’interprétation masculine.

Enfin, 24~City, du Chinois Jia Zhangke, sur les ouvriers d’une usine militaire d’État, démolie après un demi-siècle d’exploitation, et leurs enfants nouveaux riches, ou Serbis, du Philippin Brillante Mendoza, proposaient, dans des styles très différents, une vision peu conventionnelle du peuple. Le premier en mêlant des témoignages à des récits fictionnés, le second en plongeant sa caméra dans un cinéma porno tenu par une famille nombreuse aux problèmes sentimentaux variés, plus ou moins tenue sous la férule d’une matriarche. Autant de films ignorés par le jury présidé par Sean Penn, sur lesquels nous reviendrons lors de leur sortie.

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