Le fond de l’air est-il si gris ?

Denis Sieffert  • 8 mai 2008 abonné·es

Après l’Italie, la Grande-Bretagne. Certes, la leçon n’est pas tout à fait aussi caricaturale à Londres qu’à Rome. Il ne s’agit que de municipales, un scrutin que l’on sait propice aux votes sanctions à l’encontre des pouvoirs en place. Les électeurs français ne viennent-ils pas d’infliger un sévère désaveu à un président de droite pourtant fraîchement élu ? Et puis David Cameron, le jeune leader des Tories, n’est pas Berlusconi. Il ne traîne pas derrière lui une cohorte de post ou archéofascistes fiers d’eux-mêmes et de leur héritage mussolinien. On ajoutera que la défaite des Travaillistes vient de loin. Elle n’étonne guère. Au moins depuis le ralliement sans principes de Tony Blair à la guerre américaine en Irak, en 2003. Dès l’année suivante, le Labour avait essuyé une première et cinglante défaite, n’obtenant que 26 % des suffrages aux précédentes élections locales (contre 27 % aux Libéraux démocrates et 37 % aux Tories). C’est à peine pire aujourd’hui, s’il n’y avait, de surcroît, la perte de Londres [^2]. Le paysage politique de l’autre côté du Channel est donc depuis longtemps désespérant. Au contraire, les mouvements au sein de la gauche italienne avaient fait naître quelques espoirs qui ont rendu l’échec encore plus amer. Bref, le fond de l’air européen est gris, pour paraphraser le titre du superbe film de Chris Marker, en 1977. Mais, sauf à sombrer dans une mélancolie qui nous tétaniserait pour des années, et à attendre la solution d’un démiurge qui n’existe pas, il nous faut bien chercher des raisons d’espérer. Celles-ci résident, selon nous, dans un constat très simple : ni la défaite de Gordon Brown ni celle de Walter Veltroni ne peuvent être interprétées comme des défaites de la gauche.

Les gauches européennes traditionnelles ont engagé depuis le milieu des années 1980 un mouvement vers le centre, aujourd’hui irréversible. Tony Blair fut un précurseur. Mais la gauche italienne l’a depuis longtemps supplanté. Son déplacement vers la droite a été fulgurant, et il ne s’est guère arrêté que dans un reniement complet de toutes ses références historiques. L’itinéraire personnel de Walter Veltroni, ex-dirigeant communiste, est à cet égard édifiant. L’électorat de la gauche a été livré à une équation insoluble : comment rester à gauche tout en faisant barrage à l’épouvantail Berlusconi ? Cet écartèlement ne pouvait que se conclure par un double désastre : l’anéantissement électoral de la gauche de la gauche – qui ne pouvait quoi qu’il en soit prétendre à une majorité – et le triomphe de Berlusconi. Pour en arriver là, il a fallu que l’ex-gauche italienne, au destin si complexe qu’on ne sait même plus comment la nommer, tourne son artillerie quasi exclusivement contre la Sinistra-l’Arcobaleno. Laquelle n’était pas non plus tout à fait innocente du malheur qui l’accablait, l’un de ses courants – Rifondazione – passant d’un coup d’une politique de compromis avec le gouvernement de Romano Prodi à une opposition ombrageuse et intransigeante, rendant par là même illisible sa brusque évolution. C’est pourtant de ce côté-là que peut renaître l’espoir. À condition que l’échec électoral ne soit pas vécu comme la fin du monde. Car les choses sont encore plus compliquées structurellement au Royaume-Uni, où toute initiative « de gauche » est entravée par la traditionnelle bipolarisation du système politique. Cette bipolarisation que nos « gauches » européennes aimeraient tant généraliser…

Aucune défaite n’est donc imputable à une politique ou à un programme de gauche. C’est même tout le contraire. Le Parti socialiste français a perdu en 2007 au terme de la campagne la plus droitière et la plus apolitique de son histoire. Ne revenons pas sur le cas de la gauche italienne, qui est allée jusqu’à perdre son nom. Quant à Gordon Brown, il a mené campagne en promettant une réforme fiscale défavorable aux pauvres et en affrontant les enseignants en grève pour des revendications salariales. Le seul parti socialiste, parmi nos voisins, qui défende encore peu ou prou des valeurs de gauche – au moins sur les questions de société –, c’est le PSOE, en Espagne. Et il a remporté les élections générales du mois de mars. Quant à l’unique offre politique nouvelle, socialement et économiquement de gauche, celle de Die Linke en Allemagne, elle a recueilli de notables succès, entrant dans les parlements régionaux en Basse-Saxe, en Hesse, et dans le land de Hambourg. Alors que les sondages créditent nationalement cette formation de 10 % et plus. Spectaculaire percée après moins d’un an d’existence !

Le problème n’est donc pas tant dans le résultat des différents scrutins français, italiens ou britanniques, ou dans une atonie générale des opinions, que dans l’absence d’offre sérieuse et crédible dans ces pays. On peut toujours inlassablement incriminer les dirigeants sociaux-démocrates. À en perdre le souffle. Mais ceux-ci ne reviendront plus en arrière. Même notre Parti socialiste, longtemps rétif, vogue maintenant vers d’autres rives. Après Ségolène Royal, Manuel Valls montre le cap. Il est décidément temps d’en tirer quelques conclusions.

[^2]: Le Labour a obtenu 24 % des suffrages, les Libéraux démocrates, 25 %, et les Conservateurs, 44 %.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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