Liban : les causes profondes d’une crise

L’omniprésence du conflit israélo-palestinien, les injustices sociales
et les anachronismes du système politique constituent la toile de fond de la situation libanaise. Un dossier à lire dans notre rubrique Monde .

Denis Sieffert  • 15 mai 2008 abonné·es

Le cheikh Fadlallah, l’un des plus hauts dignitaires chiites du Liban, avait un jour affirmé que le Hezbollah n’aurait jamais existé si Israël n’avait pas envahi le Liban en 1982. On pourrait ajouter que l’armée d’Ariel Sharon n’aurait sans doute jamais envahi le Liban s’il ne s’était agi d’y détruire l’Organisation de libération de la Palestine et de liquider son leader, Yasser Arafat. C’est dire que la crise libanaise — celle-ci comme les précédentes — a un rapport étroit avec le conflit israélo-palestinien. Le développement en plusieurs étapes du Hezbollah, son entrée en politique à partir de 1992, ses succès électoraux n’ont été possibles qu’en raison de la peur et de l’hostilité qu’inspirait Israël à la population libanaise. C’est la «résistance» à Israël qui a «fait» le Hezbollah, légitimé son armement dans un pays démantelé et longtemps sans armée. À cet égard, la cause immédiate de la crise de ces derniers jours est édifiante. Le Hezbollah a fait une démonstration de force qui l’a conduit à occuper toute la partie ouest de Beyrouth parce que le gouvernement sunnite de Fouad Siniora voulait démanteler son réseau de télécommunication.

Illustration - Liban : les causes profondes d’une crise


Des combattants chiites surveillent des prisonniers pro-gouvernement à Beyrouth, le 9 mai. Ibrahim/AFP

Chacun sait que les télécommunications sont aujourd’hui une arme de première importance. C’est grâce à ce réseau privé que le Hezbollah a pu déjouer plusieurs tentatives d’assassinat de ses leaders par Israël, dont l’aviation, comme pour donner raison au mouvement chiite, survolait dimanche le Sud-Liban, en infraction de toutes les résolutions internationales. Il s’agissait donc bien d’un début de désarmement du Hezbollah. À juste titre, le secrétaire général du principal parti chiite, Hassan Nasrallah, a interprété cet acte comme une «déclaration de guerre» . Et cela dans une situation où le gouvernement libanais entretient une relation étroite avec l’Arabie Saoudite (ce que nos médias appellent «un pays arabe modéré» ), qui a elle-même fait le choix stratégique des États-Unis… et d’Israël contre l’Iran.

L’information qui nous est proposée dans la plupart des médias occidentaux est piégée dans une vision binaire du Liban et du Moyen-Orient. Le Hezbollah, lié à l’Iran et à la Syrie, incarnant le Mal absolu. Face à lui, on évoque avec une lueur d’admiration la «majorité pro-occidentale et anti-syrienne» en oubliant que cette coalition hétéroclite abrite notamment les Forces libanaises de Samir Geagea, grand massacreur, y compris de clans rivaux dans le camp chrétien, et les Phalanges d’Amine Gemayel. Mais, plus encore, c’est le rôle de ce qu’on appelle le clan Hariri qui devrait inciter à remettre en cause cette description manichéenne du Liban. Faut-il le rappeler ? À partir de 1992, avec l’arrivée au pouvoir de l’homme d’affaires libano-saoudien Rafic Hariri, le Liban est devenu pratiquement la propriété d’un seul homme. C’est l’économiste libanais Georges Corm qui l’écrit [^2] : «[Il] transformera profondément le pays, où ne compteront plus que les valeurs d’argent, les spéculations foncières et financières, les ventes des plus belles parcelles foncières aux riches ressortissants des pays du Golfe arabique.» «Il se porte acquéreur, poursuit Corm, de tout ce qui est à vendre à bon prix : banques, sociétés d’assurances, grands magasins, magnifiques parcelles que possède l’État français dans les beaux quartiers de Beyrouth.» Hariri a derrière lui l’Arabie Saoudite, les États-Unis et l’amitié indéfectible de Jacques Chirac. Au lendemain de la guerre civile (1975-1990), les années Hariri offrent à la bourgeoisie chrétienne libanaise une chance miraculeuse de redressement.

La voie du Liban nouveau est toute tracée : il sera un pays casino, centre arabe de la mondialisation financière. Contrairement à ce qui a été souvent dit dans nos médias, Rafic Hariri n’a pas oublié non plus d’être, jusqu’à son assassinat en février~2005, l’ami indispensable du puissant voisin syrien. Mais cet œcuménisme politique, associé à une certaine philanthropie qui a beaucoup fait pour sa réputation, ne change rien au caractère de classe de la politique d’Hariri, ni aux crises sociales qu’elle provoque, notamment par une intense spéculation sur la livre libanaise. Les débuts de l’ère Hariri sont marqués en 1992 par de nombreuses grèves et manifestations qui provoqueront la chute de son premier gouvernement. Ceux qu’on appelle «pro-occidentaux», comme pour mieux parer ce côté de la société libanaise de vertus démocratiques, et suggérer que c’est eux qu’il faut soutenir, sont donc l’alliance des chefs les plus sanguinaires de la guerre civile et d’une république bananière, version Hariri. Mais comme rien n’est jamais simple, le modèle occidental correspond aussi à l’aspiration d’une jeune génération au consumérisme et à une liberté des mœurs.

Les grandes victimes de cette coalition sont évidemment les populations déshéritées, principalement les chiites du sud du pays. Le Hezbollah se renforcera notamment en jouant avec la CGT libanaise un rôle de «super-syndicat» de ces populations. Qu’il y ait là une part d’instrumentalisation du social pour renforcer une influence politique et religieuse ne fait guère de doute. Il ne s’agit pas ici de verser dans un autre manichéisme au profit du Hezbollah, mais de comprendre que le développement du parti chiite (car le Hezbollah n’est pas seulement une «milice») puise son explication dans le social et dans la plongée caricaturale du Liban d’Hariri dans la mondialisation financière. De cette réalité, on déduit aussi aisément que le parti d’Hassan Nasrallah n’est pas réductible à une chose manipulée par Téhéran. Si ses liens avec l’Iran sont évidents, le Hezbollah ne pourrait exister s’il ne disposait aussi, et peut-être surtout, d’une implantation profonde dans la société libanaise.

Les événements de ces derniers jours résultent d’une double crise sociale et politique. Politique, en raison de l’impasse institutionnelle qui prive le Liban de président depuis le mois de novembre dernier. Et là encore, il est un peu simpliste de dire que le Hezbollah, auquel on adjoint généralement la Syrie, est l’unique cause du blocage. Le parti chiite demande, tout en acceptant le consensus qui se porte sur le nom du général chrétien Michel Sleimane, que l’on réévalue sa place dans les équilibres politiques du pouvoir. Cette demande n’est pas scandaleuse en regard de la représentativité du parti chiite. La crise a donc aussi des causes sociales parce que les populations chiites ont le sentiment de payer au prix fort la crise économique. Les grandes manifestations de janvier et de février, dont certaines ont été meurtrières, ont eu pour origine les coupures d’électricité ciblées sur les quartiers chiites et imposées plusieurs heures par jour par le gouvernement sunnite, soutenu par Saad Hariri, fils de Rafic. Mais, au Liban, dans un système d’équilibres confessionnels, qui dit social dit aussi démographique. Le Pacte national de 1943, qui accorde systématiquement la présidence à un chrétien maronite, s’appuie sur un recensement qui date de 1932, c’est-à-dire de l’époque du protectorat français. Les chrétiens étaient alors majoritaires, et les chiites, minoritaires parmi les musulmans, ne représentaient guère que 19,6~% de la population. Ils représentent aujourd’hui sans doute 40~%.

Mais l’essentiel des pouvoirs politiques et économiques, répartis selon un mode communautaire, est toujours massivement entre les mains des chrétiens et de la bourgeoisie sunnite. En bref, le Liban, forgé par la France pour être un foyer chrétien maronite au profit de l’Occident, est devenu aujourd’hui un pays majoritairement musulman, et majoritairement chiite parmi les musulmans. La crise résulte aussi de cet anachronisme. Et le Hezbollah en est l’expression. Malgré ses dénégations (voir notre entretien avec Nawaf al-Musawi dans Politis n°~977), celui-ci est suspecté de vouloir transformer le Liban en république islamiste. Sans doute ses dirigeants sont-ils trop avisés pour ignorer la complexité culturelle et historique de ce pays. Mais les affrontements comme ceux de ces jours derniers sont de nature à créer des situations que personne ne maîtrise. Pas même le grand méchant Hezbollah.

Toutefois, une chose est certaine : la crise libanaise ne serait pas ce qu’elle est si le conflit israélo-palestinien était réglé. Si Israël donnait son accord à l’initiative reprise en 2007 par la Ligue arabe, et acceptait l’offre de normalisation de ses relations avec tous les pays de la région en échange d’un retrait des territoires occupés depuis juin~1967. L’armement du Hezbollah n’aurait plus lieu d’être, ni son désormais fameux réseau de télécommunication privé. Et les incantations démagogiques du président iranien Ahmadinejad promettant de détruire Israël n’auraient plus guère de prise dans son pays. Soixante ans après la création d’Israël, nous voyons avec la crise libanaise que le sort des Palestiniens n’est pas la seule raison de militer pour la décolonisation des territoires palestiniens.

[^2]: Le Liban contemporain, La Découverte, 2005.

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