La littérature chez Darwin

Dans « Graphes, cartes et arbres », Franco Moretti pose les bases d’une théorie littéraire à contre-courant, plus rationnelle et ouverte au contexte.

Christophe Kantcheff  • 5 juin 2008 abonné·es

Les petits livres sont parfois gros de bouleversements. Ainsi, en quelque 110~pages, l’Italien Franco Moretti, qui enseigne la littérature comparée à l’université de Stanford, aux États-Unis, propose un renouvellement complet des outils de la critique littéraire et de nouvelles pistes conceptuelles pour la recherche en littérature. Un geste qui n’a rien de gratuit. Depuis les avancées théoriques des années~1960 et 1970, la critique «savante» s’élabore uniquement à partir des textes seuls (ce que Moretti appelle «la lecture rapprochée» , ou close reading ), au détriment de tout autre facteur extérieur, et en particulier de l’immense production non élue par la postérité, donc non incluse dans le canon universitaire, et qui forme, autour de celui-ci, «le vaste paysage des autres formes écrites ou narratives» , comme l’écrit Laurent Jeanpierre, auteur d’une introduction lumineuse. Mais Franco Moretti ne prône pas pour autant un retour à l’explication par la biographie ou la psychologie de l’auteur.

Son ambition est de dépasser cette opposition classique («Proust contre Sainte-Beuve») et d’adopter une attitude critique vis-à-vis des idéologies que contiennent les histoires littéraires nationales (en particulier celles des pays les plus puissants), pour atteindre à une meilleure intelligence des processus de domination et d’exclusion au sein de la littérature mondiale. Une démarche qui n’est pas sans rappeler celle d’Edward Saïd, et qui résonne aussi avec le travail, plus récent, de Pascale Casanova dans la République mondiale des lettres (Seuil, 1999).

Graphes, cartes et arbres, donc. Esquissée dans l’Atlas du roman européen (Seuil, 2000), la méthode suggérée par Franco Moretti emprunte aux sciences sociales, et même aux sciences naturelles. «Une théorie littéraire plus rationnelle. Voilà l’idée» , écrit-il (et on imagine déjà les cris d’orfraie qu’une telle proposition peut soulever). Avec les graphes, qui font appel à l’histoire quantitative telle que la pratiquait l’école des Annales de Febvre et Braudel, Moretti met au jour la multiplicité des genres littéraires qui traversent un siècle (en l’occurrence le XIXe en Grande-Bretagne), et qui se renouvellent tous les 25-30~ans, par génération, constituant «l’ensemble de la famille des formes romanesques» et appellant à une théorie de la diversité (et non pas du seul roman, qui dominerait tous ces genres).

Avec les cartes, empruntant cette fois à la géographie, toujours à l’aide d’exemples narratifs — des récits villageois du XIXe siècle britanniques et allemands –, il montre comment ceux-ci évoluent, au point de se dénaturer et de disparaître, en fonction d’éléments extérieurs — les transformations économiques et politiques –, et révèle «la relation directe et presque tangible entre les conflits sociaux et la forme littéraire» . La forme étant le résultat d’ «un diagramme de forces».

Enfin, l’utilisation des arbres, inspirée de la théorie de l’évolution de Darwin, éclaire la manière dont un procédé narratif, comme le style indirect libre par exemple, mute et se renouvelle à mesure qu’il est repris, entre 1800 et 2000, par des écrivains d’espaces géographiques différents (Europe du Nord, puis du Sud, puis Amérique du Sud).

Franco Moretti revendique, avec Graphes, cartes et arbres, non pas l’aboutissement d’une recherche mais au contraire un commencement. Sa «conception matérialiste de la forme» , telle qu’il la désigne, demande qu’elle soit développée, discutée (comme le fait très bien Laurent Jeanpierre), avant peut-être de pouvoir se diffuser dans les universités de lettres, qui, pour le cas français notamment, sont encore loin des horizons ouverts par Franco Moretti.

Culture
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