Sauver les savoirs

Devant le démantèlement annoncé du CNRS, signe d’une politique utilitariste de la recherche et de sa reprise en main par les pouvoirs dirigeants, les chercheurs se mobilisent une nouvelle fois.

Ingrid Merckx  • 5 juin 2008 abonné·es

«Academic Pride » : c’est le nom, sur le modèle de la Gay Pride, donné par les chercheurs à la grande marche d’affirmation organisée le 27 mai dans plusieurs villes de France. Ils étaient plusieurs milliers à être descendus dans la rue pour dire qu’ils étaient « fiers de [leurs] recherches, de [leurs] découvertes, des savoirs [qu’ils ont] produits et transmis » . « C’est la première fois depuis le mouvement des chercheurs de 2004 qu’on assiste à une telle mobilisation » , s’est félicité Bertrand Monthubert, président de Sauvons la recherche. Ce qui a déclenché ce sursaut ? Le démantèlement du CNRS, annoncé par Valérie Pécresse dans le Monde du 22 mai avant même le conseil d’administration de l’organisme, qui se réunit le 19 juin. Il en va de l’Enseignement supérieur et de la Recherche comme des autres ministères : l’essentiel de la politique à mettre en place tenait dans la lettre de mission adressée par Nicolas Sarkozy à la ministre en charge. Elle a été relancée, en l’occurrence, par le discours présidentiel du 28 janvier à l’université Paris-Sud-XI, déclinant les grands axes des réformes à venir.

Illustration - Sauver les savoirs


Le 27 mai, à Paris, les chercheurs ont défendu leurs disciplines, notamment les sciences humaines. Langlois/AFP

Le 4 mars, 600 directeurs de laboratoires et membres d’instances scientifiques se retrouvaient au Collège de France pour contester l’actuelle politique de la recherche. Ils y faisaient notamment part de leurs inquiétudes concernant « un recul de l’autonomie scientifique » , qui se traduirait par « la modification des missions des grands organismes – dont le rôle d’opérateur de recherche diminuerait au profit de celui d’agence de moyens –, le CNRS notamment, une aggravation du déséquilibre entre les dotations de base au profit des crédits d’intervention » . Deux mois plus tard, la machine s’est mise en branle. Le CNRS sera, d’après Valérie Pécresse, divisé en six instituts (maths, physique, chimie, sciences de l’ingénieur, sciences humaines et sociales, écologie et biodiversité) s’ajoutant aux deux existants, physique nucléaire et sciences de l’univers. Sauf que, pour les sciences du vivant et l’informatique, le CNRS « ne s’impose pas comme le coordinateur national unique, a précisé la ministre. Un pilotage conjoint sera assuré avec l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm)
– qui pourrait en abriter la coordination –, l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) et le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) »
. Et l’Institut national de la recherche en informatique et en automatique. Les sciences du vivant, qui représentent 23 % des effectifs du CNRS, vont donc se retrouver sous la seule tutelle de l’Inserm.

« Cette décision signifie deux choses, explique Alain Trautmann, immunologue à l’Institut Cochin-Inserm. D’une part, une casse du CNRS : en lui ôtant un tel pilier, on déséquilibre le principal organisme pluridisciplinaire d’Europe, qui compte notamment un quart de recrutés étrangers. Deuxièmement, une vision utilitariste des sciences du vivant, de la part d’un gouvernement fortement influencé par le lobby médical. » Ce que confirme Bertrand Monthubert en évoquant Arnold Munnich, un généticien proche du Président : « On retrouve le clivage entre recherche finalisée (médicale) et recherche en amont (fondamentale). Mais il y a peu de science dans ce débat qui marque surtout une reprise en main du contrôle de la recherche par le pouvoir politique » , alerte-t-il.

« Ce n’est pas la réforme en tant que telle qui est en question, ajoute Alain Trautmann, rappelant ainsi qu’une grande majorité des chercheurs défend une réorganisation du tissu de la recherche, mais cette réorganisation dans ce contexte politique précis, et la menace que cela fait peser sur certaines disciplines. » « Le CNRS aurait toute sa place dans des secteurs nécessitant une importante concentration de moyens, a avancé Valérie Pécresse. Dans d’autres disciplines, sciences humaines et sociales par exemple, le rôle de l’université serait renforcé, le CNRS accompagnant le dispositif davantage dans une logique d’agence de moyens. »
Depuis le 15 avril, une pétition lancée par Sauvons la recherche sur le thème « Pas de CNRS sans sciences humaines et sociales » a recueilli plus de 3 000 signatures. Entre-temps, le gouvernement semble avoir reculé sur ce point. Mais pour combien de temps ? Première question, pour l’anthropologue Françoise Héritier, le CNRS va-t-il continuer à recruter des chercheurs à temps plein ? « Dans le cas contraire, l’effort de la recherche va se porter tout entier sur les enseignants chercheurs à l’université. Or, il est devenu extrêmement difficile de combiner des activités de recherche avec un enseignement de qualité, notamment parce que la précarisation des enseignants-chercheurs s’est aggravée. Ensuite, certaines activités de recherche réclament qu’on s’y consacre entièrement. »
Conséquence : des pans de recherche vont être négligés, mais plus grave, selon elle, se profile une forme de dirigisme où des thèmes de recherche seront imposés en fonction d’impératifs décidés en haut lieu. « L’envie d’aller “voir derrière la façade” et le plaisir de communiquer ce qu’on y a vu, conditions indispensables à une bonne recherche, ne sauraient être dictés » , tranche l’anthropologue. Sauf à condamner la recherche à l’impuissance, ou à l’atteler à des thèmes profitables à court terme. « On attend des sciences humaines et sociales qu’elles rapportent ! s’indigne Françoise Héritier. Des bénéfices existent, mais ils sont de l’ordre de la compréhension et de la connaissance, ce qui est déjà énorme ! Personne ne peut évaluer la valeur marchande de l’œuvre de Lévi-Strauss » , ajoute-t-elle, en évoquant également les retombées économiques indirectes de ces disciplines (en musicologie sur la pratique des instruments anciens, en archéologie sur le tourisme, etc.). La méfiance des dirigeants à l’égard des sciences humaines et sociales, « qui grattent là où ça démange et font apparaître des lésions qu’on ne voudrait pas montrer, comme les conditions de vie en banlieue » , ne date pas d’hier. Mais elle aurait pris une forme plus agressive : « Les chercheurs ne sont plus seulement des inutiles mais des oiseaux de mauvais augure ! »

Le CNRS était pour les chercheurs le garant d’une activité dédiée à la recherche, transdisciplinaire, et désintéressée. Mais Nicolas Sarkozy l’a clairement annoncé : « Ce n’est pas à un organisme, si grand, si respecté et si puissant soit-il, de définir à lui seul la politique scientifique d’un pays. Ce n’est pas non plus à un collège électif de scientifiques de décider de cette politique, car la science ne doit pas fonctionner en boucle fermée, la science doit rendre des comptes à la société. » La « société » se restreignant, pour le coup, aux seuls dirigeants : « De mon point de vue, c’est bien au Parlement, au gouvernement, et particulièrement au ministère en charge de la Recherche, qu’il appartient d’attribuer l’argent public et de fixer les orientations stratégiques » , a ajouté le Président, qui a choisi comme priorité de « mettre l’université au centre de notre dispositif de recherche » en rendant les universités « autonomes » . Comprendre : « concurrentielles » plutôt que « compétitives ».
« La solution est toute trouvée : bâtir des châteaux forts universitaires, visibles depuis Shanghai [nom d’un classement académique des universités mondiales], qui permettront des économies d’échelle, grincent Philippe Büttgen, philosophe, et Barbara Cassin, philologue, dans Libération du 8 mai. Tous […] seront priés d’adapter strictement leur travail de recherche à l’endroit où ils sont […]. Ce seront les petites mains d’un “maître d’œuvre”, le directeur de leur unité, chargé d’exécuter ce que le “maître d’ouvrage” – en gros le président d’université – leur aura prescrit en matière de recherche. » Et ce que le Président, suprême maître d’ouvrage, aura prescrit tout court.

Pour en savoir plus : www.pour-politis.org

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