L’avenir avant l’heure

Quinze ans après la parution du « Meilleur des mondes », Huxley a tenté de mesurer la plausibilité de ses « prophéties ». Un exercice à poursuivre avec les scénarios d’Orwell, Burgess, K. Dick, Spielberg, Shyamalan, Ruffin…

Ingrid Merckx  • 24 juillet 2008 abonné·es

Le Meilleur des mondes paraît en 1931 avec l’épigraphe suivante, de Nicolas Berdiaeff : « Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante : comment éviter leur réalisation définitive ?  […] Peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels et la classe cultivée rêveront aux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une société non utopique, moins “parfaite” et plus libre. »

Dans le roman qui s’ouvre, l’écrivain anglais Aldous Huxley brosse une société fondée sur l’eugénisme et la quête du bonheur comme « Souverain bien » . Les hommes ne font plus d’enfants, ils n’ont plus de parents. Il n’y a plus que des partenaires sexuels, indifférenciés. Ils vivent jusqu’à 60 ans avec une tête de 20, puis meurent subitement, comme cuits par le « soma », cette drogue douce qu’ils prennent plusieurs fois par jour. Des généticiens les fabriquent en série (jusqu’à 96 identiques) suivant un « Procédé Bokanowsky » présenté comme l’instrument majeur de la « stabilité sociale » . Car chaque être est prédestiné socialement et mentalement, dès le stade embryonnaire. Son sang est plus ou moins oxygéné selon son rang, de manière à s’assurer que ses facultés intellectuelles resteront faibles et qu’il maintiendra sa caste dans son statut.

Dans cette société du conditionnement total, la subversion, pour Aldous Huxley, consiste à imaginer que le but de la vie n’est pas le maintien du bien-être mais quelque « raffinement de la conscience, quelque accroissement de savoir » . En marge de ce monde, il laisse subsister une « Réserve » , où quelques humains vivent dans la crasse, l’absence de technologie et de culture, et selon un mode d’organisation qui exclut celui que l’auteur nomme « le Sauvage » , qui n’appartient ni à cette société ni à l’autre mais cite Shakespeare dans le texte…

Illustration - L’avenir avant l’heure

AFP – Coruscant, capitale de la République et siège du Sénat dans « Star Wars, l’Attaque des clones », de George Lucas .

En 1946, un an après Hiroshima , Aldous Huxley écrit dans une nouvelle préface : « Il y a un défaut de prévision énorme et manifeste qui apparaît immédiatement. Le Meilleur des mondes ne fait aucune allusion à la fission nucléaire. » C’est dire que, quinze ans après l’avoir couchée sur le papier, l’écrivain revient sur sa vision d’alors, non pour ­l’amender, mais pour l’évaluer. Il n’a pas fait l’impasse sur les possibilités de l’énergie atomique, explique-t-il. Mais, convaincu que la « révolution véritablement révolutionnaire » se ferait « non pas dans le monde extérieur mais dans l’âme et la chair des êtres humains » , il a préféré se concentrer sur le « progrès de la science en tant qu’il affecte les individus humains » . Puis il ajoute : « La libération de l’énergie atomique marque une grande révolution dans l’histoire humaine, mais non (à moins que nous ne nous fassions sauter en miettes, et ne mettions ainsi fin à l’histoire) la révolution finale et la plus profonde. » L’énergie atomique lui paraît, en revanche, le vecteur principal des totalitarismes.

Trois ans après ce texte , l’URSS accédait à l’arme atomique, marquant le début de l’équilibre de la terreur. « Le Meilleur des mondes est un livre sur l’avenir , écrit encore Aldous Huxley, et, quelles qu’en soient les qualités artistiques, un livre sur l’avenir ne peut nous intéresser que si ses prophéties ont l’apparence de choses dont la réalisation peut se concevoir. De notre observatoire actuel, à quinze ans plus bas, le long du plan incliné de l’histoire moderne, quel est le degré de plausibilité que semblent posséder ses pronostics ? » Ce ­faisant, l’écrivain invite ni plus ni moins à prendre du recul pour confirmer ou invalider les prévisions. En effet, prévient-il : « L’avenir immédiat a de fortes ­chances de ressembler au passé immédiat » .

En 1948, nouvel avertissement contre le totalitarisme. Un certain George Orwell publie un roman quasi en réponse au Meilleur des mondes : 1984 . Il devait s’intituler The Last Man in Europe (le dernier homme en Europe), mais, devant le refus de ses éditeurs, l’auteur a opté pour la date de parution inversée. Projetant ainsi, dès le titre, le présent dans le futur. Depuis les années 1950, le monde a été séparé en trois grandes puissances : l’Océania, l’Eurasia et l’Estasia, dirigées par des régimes totalitaires. L’Océania est soumis à l’Angsoc (socialisme anglais), qui divise le peuple en trois classes (parti intérieur, parti extérieur et prolétaires). Le chef suprême du Parti est Big Brother. Allégorie placardée sur les murs – et devenue ô combien triste­ment célèbre depuis. Les membres du parti sont contrôlés par une Police de la pensée. Un membre du parti extérieur, Wynston Smith, est chargé d’éliminer toutes les ­traces historiques qui ne correspondent pas à l’histoire officielle. Depuis plus de cinquante ans, le Meilleur des mondes et 1984 alimentent les pires des scénarios ­possibles, pour appeler une société aveugle à prendre garde. Même après l’effondrement du bloc communiste [^2].

C’est également une société totalitaire où la liberté de choix est abolie que décrit Anthony Burgess dans Orange mécanique , paru en 1962 et porté sur grand écran par Stanley Kubrick en 1971. Et c’est aussi un bouleversement de l’évolution qu’induit Pierre Boulle dans la Planète des singes (1963). Quel degré de plausibilité, aujourd’hui, pour cette terre où les humains sont devenus les cobayes des singes ? Ou pour ce Londres où un jeune délinquant accepte, pour sortir de prison, de tester une thérapie gouvernementale censée éradiquer la délinquance ? Et, surtout, quelle puissance de résonance avec l’actualité de 2008 ?

L’après-catastrophe est restée un thème dominant de la science-fiction, depuis Hiroshima jusqu’en ces temps de réchauffement climatique où les thèses écologistes percent au cinéma. En 1995, dans l’Armée des ­12 singes , Terry Gilliam – l’auteur de Brazil , autre écho sombre à 1984 – envoie un prisonnier de 2035 dans le passé pour recueillir des informations sur un virus qui a décimé la population mondiale en 1996. Même idée dans Phénomènes de Night Shyamalan, sorti sur les écrans le 11 juin dernier, où la nature se venge de l’homme en diffusant une toxine qui dé­clenche des vagues de suicides collectifs dans une stupeur morbide très post-11 Septembre. Dans Je suis une légende , de Francis Laurence (2007), le « phénomène » s’est déjà produit : la population mondiale a succombé à un virus. Un savant qui y a miraculeusement échappé se retrouve le dernier homme à survivre dans un Manhattan où les plantes et les bêtes sauvages ont repris possession des rues.

New York jungle devient New York banquise dans le Jour d’après (2004), où Roland Emmerich engloutit la ville sous la glace. Le président des États-Unis a refusé ­d’écouter les climatologues. Bientôt, des typhons gigantesques dévastent la plus grande puissance du monde. Réduits à ­l’état de réfugiés, les Américains vont (non sans ironie) chercher secours au Sud… Submergée par un raz-de-marée gigantesque, New York passe sous les - 20 °C. Deux ans après la sortie de ce film, Al Gore, candidat malchanceux à la présidentielle américaine de 2000, et ­vice-président de Bill Clinton, qui avait signé le protocole de Kyoto (jamais ratifié par le Sénat), réalisait un documentaire sur le réchauffement climatique intitulé : Une vérité qui dérange

Illustration - L’avenir avant l’heure

KAMOSHIDA/GETTY IMAGES/AFP – Will Smith dans « I, Robot » d’Alex Proyas. En 2035, les robots sont devenus les superassistants des humains.

Et l’homme dans tout ça ? Cloné ( The Island de Michael Bay), submergé par un terrorisme internationalisé ( Babylone Babies de Maurice G. Dantec) ou anéanti par une maladie, il en vient parfois même à disparaître… Dans le Fils de l’homme (2006), Alfonso Cuaron frappe l’espèce d’infertilité. L’humanité court à sa perte quand apparaît une femme enceinte, la première depuis des années. Jeune, de couleur noire, elle devient la personne la plus recherchée d’une planète en guerre permanente.

Écrivain, ambassadeur et fondateur d’Action contre la faim, Jean-Christophe Ruffin relate dans son roman Globalia comment une caricature de démocratie parfaite se fabrique un ennemi n° 1 pour tester ses mécanismes de défense. Globalia est une vaste zone mondialisée sous cloche, où l’expression est décrétée libre, la température et l’air artificiellement maintenus à un niveau idéal, l’histoire officielle édulcorée, l’identité n’est plus qu’un folklore, les ­livres se sont noyés sous leur surproduction, la consommation, la promotion du bonheur et l’absence d’idéologie sont les nouveaux piliers sociaux. À l’extérieur, persistent des non-zones, espaces laissés en pâture aux aléas du climat, à la pollution, à la guerre, aux famines, à la lutte que se mènent des tribus étranges… mais aussi à la liberté. Globalia ne décrit pas autre chose qu’une société qui, derrière les apparences du bien-être, a sombré dans le sécuritaire occulte.

L’obsession sécuritaire et la crainte du contrôle absolu étaient déjà bien en germes dans les années 1970, notamment à travers les ­nouvelles de Philip K. Dick. Elles ont le vent en poupe en ce début de XXIe siècle, à en croire les adaptations de cet écrivain qui se succèdent sur grand écran : A Scanner Darkly , dont Richard Linklater a tiré un film d’animation en 2005, et Minority Report , de Steven Spielberg (2002), qui a connu un regain de notoriété avec l’annonce, en décembre 2007, du projet de loi sur la rétention de sûreté défendu par la ministre de la Justice, Rachida Dati. Dans cette nouvelle, Philip K. Dick campe, en 2054, une unité gouvernementale nommée Précrime, qui enferme les gens avant qu’ils ne commettent le crime que prévoient trois mutants doués de prescience. Si les prisons explosent, la criminalité est proche de zéro. Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’à ce que l’un des directeurs de Précrime se retrouve pré-inculpé pour meurtre, et mette en cause la fiabilité d’un système social et judiciaire fondé sur des prédictions. Combien de personnes enfermées par erreur ?

Dans Unica , roman français d’Élise Fontenaille (2007), la Cyber, brigade spéciale sur Internet, tombe sur un commando d’enfants nanoterroristes qui punissent les pédophiles en leur implantant dans le cortex une puce qui leur fait subir les souffrances de leurs victimes. Situé dans un avenir ­proche, Unica pose aussi la question du crime virtuel. Dans Paprika , film d’animation japonais de Satoshi Kon, un nouveau traitement psychothérapeutique permet de pénétrer dans les rêves des patients et de les enregistrer pour sonder les tréfonds de leur pensée et de leur inconscient.

Sous l’explosion des nouvelles technologies, c’est, semble-t-il, moins la projection dans l’avenir qui vient interroger le réel, que le saut dans un monde parallèle. Pas forcément pire que l’autre d’ailleurs…

[^2]: Pour proposer ses propres scénarios sur l’avenir ou les confronter à ceux de la science-fiction, Bernard Werber, l’auteur des Fourmis a créé un site : www.arbredespossibles.fr

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