Le rapport qui accuse

Un scientifique français, expert auprès des Nations unies, a évalué les risques pour la santé des populations et des soldats américains après la mise en œuvre d’armements à base d’uranium appauvri au mois de mars 2003.

Manon Besse  et  Maïram Guissé  • 17 juillet 2008 abonné·es

En avril 2003, au cours d’une réunion de consultants d’IBM Conseil, à Genève, un avocat américain, sur le point d’ouvrir un bureau pour la reconstruction de l’Irak dans la ville suisse, propose à Jean-François Fechino de réaliser une évaluation des risques environnementaux et de santé humaine à la suite de la mise en œuvre d’armements à base d’uranium appauvri. Intervenant pour le compte du Programme des Nations unies pour l’environnement, ce dernier mènera plus d’une année de mission sur ce dossier. Il rédige en 2004 un rapport de 120 pages, dont nous publions ci-dessous des extraits. Comme on le verra, il contredit largement le concept de « guerre propre » mis en avant par la Maison Blanche et l’armée américaine, et conteste la notion de « dégâts collatéraux ».

Illustration - Le rapport qui accuse


Une enfant atteinte de leucémie, hospitalisée à Bagdad en janvier 2001.
SAHIB/AFP

L’auteur souligne l’ambivalence des motivations américaines dans la commande de ce rapport à un expert indépendant : « D’un côté, [la présidence américaine] souhaitait obtenir des résultats sur le terrain pour éviter que de jeunes Américains ne reviennent avec des ­maladies identiques à celles de la première guerre du Golfe, mais surtout pour éviter toute ­campagne de presse qui accuserait l’Administration et son équipe dirigeante de négligences ou d’un usage d’armements prohibés par les lois inter­nationales […]. D’un autre côté, cette même équipe espérait étouffer au maximum les dégâts occasionnés par l’usage de ces armements en se retranchant systématiquement derrière les rapports des experts […] pour continuer à édulcorer, voire occulter, les dangers réels de ces armements. »

Mais la Maison Blanche subit également les pressions d’entrepreneurs américains désireux de s’implanter en Irak pour démarrer le fameux chantier de reconstruction. C’est le cas, notamment, de la firme Halliburton, qui a raflé une grande partie des contrats. Or, ces industriels subissent alors eux-mêmes la pression des compagnies d’assurances américaines, qui refusent de couvrir les personnels si « la moindre trace » d’uranium vient à contaminer l’un d’eux et qu’un procès puisse les mettre en cause. Notons au passage que c’est précisément la qualité des destinataires américains, publics et privés, de ce rapport qui explique qu’il n’ait pas été rendu public plus tôt. Cela explique aussi le relatif bon accueil qui a été réservé à Jean-François Fechino par ses interlocuteurs américains.
Bien entendu, on nous objectera qu’il s’agit ici de risques différés, et toujours incertains. Dans un conflit qui a probablement déjà fait un million de morts civils et qui n’est pas achevé, que pèsent ces prophéties ? Les pathologies subies par les anciens de la guerre du Vietnam ou par ceux de la première guerre du Golfe en 1991, comme par les militaires français témoins des essais nu­cléaires en Algérie en 1960, soulignent tragiquement l’intérêt d’un tel document. Il s’agit à la fois d’un grave problème de santé et d’un immense problème économique en raison des suites juridiques prévisibles. Il s’agit enfin d’une question de démocratie face au silence et aux dénégations des autorités américaines.

L’uranium appauvri

n’est pas inoffensif…
« Les zones expertisées jusqu’alors n’ont jamais connu un engagement aussi massif qu’en Irak, avec une utilisation en zone urbaine d’armements extrêmement dangereux pour la santé. Cependant, et quoi qu’il en soit, si l’uranium appauvri (UAm) est “estimé 40 % moins contaminant que ­l’uranium naturel” , cela signifie que les 60 % qui restent sont des matières radioactives contaminatrices ! […]
« La dernière intervention militaire en Irak, qui se prolonge encore actuellement, a infligé et continue d’infliger, entre ­autres choses, des dommages inestimables à l’endroit de l’environnement, de la faune et de la flore, sans compter tous les effets néfastes pour la santé de l’homme, à court, moyen et très long terme.
« Cette guerre est une violation caractérisée de la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, qui stipule que “les opérations de guerre qui ont un effet destructeur sur le développement durable et sur la protection de l’environnement […] sont du ressort des lois internationales et doivent faire l’objet de contrôle”.
« Lors [d’une] opération militaire, qui a duré trente jours, il a été dénombré 41 404 vols et les tirs de 19 948 munitions guidées (bombes et missiles), sans compter toutes les autres munitions “classiques”. Ces vols et ces tirs ont eu des incidences directes sur l’appauvrissement de la couche d’ozone et l’effet de serre […]. Ajoutons aussi des milliers de tonnes d’explosifs mis en œuvre […] afin de détruire sur le sol irakien des usines de produits chimiques, des raffineries et des stocks de pétrole, des magasins et des zones de stockage de matières premières, de produits semi-finis et finis, etc. Généralement, à la suite de ces bombardements, tous ces bâtiments et leur contenu sont partis en fumée, venant ajouter leurs panaches de fumées toxiques à la couche d’ozone et accentuant aussi un peu plus l’effet de serre. »

Des pathologies graves

« Les études menées à partir des examens des vétérans de la guerre du Golfe de 1991 indiquent qu’en moyenne ces vétérans ont absorbé une dose de 0,34 milligramme d’uranium appauvri. Cette contamination est absorbée définitivement par les tissus pulmonaires, sous formes de ­corpuscules. […]
« Aussi, que ce soit par un bombardement direct ou la création de radicaux libres, les dommages causés aux cellules, les coupures chromosomiques, les altérations de l’ADN (tout cela ayant été observé en laboratoire lors de tests) et leurs conséquences (cancer, lymphomes, leucémie, stérilité, malformations fœtales…) sont irréver­sibles et conséquentes. […]
« La reconnaissance des maladies officielles, de maladies type cancers, leucémies, etc., ainsi que l’attribution aux poussières d’UAm de malformations congénitales, n’est pas seulement un problème d’éthique médicale ou humanitaire. C’est avant tout une question économique.
« Une telle reconnaissance par les gouvernements belligérants aurait des effets financiers “dramatiquement insupportables”. Ils seraient dans l’obligation de rétribuer des pensions et de verser des compensations financières tellement importantes que les budgets nationaux ne suffiraient pas.
« Une telle reconnaissance entraînerait aussi, certainement, des conséquences pour l’industrie nucléaire et celle de l’armement. Or, l’énoncé de ces seules contraintes ­montre que cette reconnaissance est impossible à réaliser ni même à envisager. De ce fait, lorsque l’OMS a demandé un complément de mission pour mettre en place une étude épidémiologique, face à l’ampleur de la tâche, il devenait évident que cette demande semblait tenir plus de la “diplomatie” que du réalisme d’une véritable et réelle prise en compte de la santé des populations civiles.
« De fait aussi, lorsqu’on connaît l’esprit “procédurier” qui souffle outre-Atlantique et que l’on connaît la situation réelle en Irak, il est certain que le dossier et ses conclusions ne pouvaient qu’être voués à un échec patent et prémonitoire ».

Briser le silence

« Devant l’accumulation de ces informations, plus horribles les unes que les ­autres, il est difficile de conserver un simple devoir de réserve, objectif. Lors de ce travail […], il m’est très vite apparu que les plus ­hautes autorités américaines, anglaises et internationales connaissaient l’exactitude de la situation mais qu’elles continuaient à se retrancher derrière les rapports lénifiants des experts et scientifiques.
« Il est certain que les tirs “à l’air libre” répandent autour d’eux d’importantes poussières contaminatrices des hommes. Rares sont les artilleurs qui se protègent lors de ces tirs. Or, les dangers sont immenses et accrus par les conditions de stress liées aux combats et à la chaleur. […]
« Au cours de mes différentes recherches et rencontres, je me suis rendu à l’évidence : l’une des atteintes majeures de l’environnement était principalement constituée par la contamination de l’air. Mais dans cette partie (comme dans bon ­nombre d’autres), aucune information n’existait, du moins officiellement. Cela a donc nécessité un travail particulier de re­cherches plus approfondies ainsi que la mise en place d’hypothèses dont certaines sont encore à vérifier.
« Mais le plus inquiétant réside dans le fait que de très nombreux polluants ont été transportés dans les airs et ont voyagé par l’intermédiaire des vents et des nuages pour retomber plus loin (souvent bien plus loin) que l’Irak. […] Ajoutons, pour compléter ce noir tableau de la situation de Bagdad, que l’un des moyens de défense mis en place par les Irakiens consistait en un entrelacs de tranchées, remplies de pétrole brut et souvent incendié. Des incendies qui ont aussi participé à la pollution atmosphérique mais ont surtout répandu au-dessus de la ville un nuage noir, obscurcissant le ciel et formant un “couvercle étanche”. […]

Indemnités aux Saoudiens :

un aveu…
« Les autorités américaines basées à Riyad ont déboursé 12 millions de dollars pour indemniser les paysans de la zone Ad Damman. Les agriculteurs […] se sont vu interdire le ramassage des fourrages, céréales et cultures, et notifier, par décret royal, l’obligation d’un arrachage immédiat de toutes les cultures. Ces dernières ont été incinérées. Mais les sols n’ont subi aucune décontamination, les populations n’ont pas, non plus, eu le droit à un suivi médical.
« Mais ce que les experts internationaux omettent de dire, c’est que cet uranium, appauvri en isotopes estimés “dangereux”, a d’abord été concentré (ce que la nature ne fait jamais), et, malheureusement, cet uranium est aussi “pollué” par des isotopes non naturels car il est trop souvent issu des filières de retraitement. Ainsi, la donne change du tout au tout, et les dégâts occasionnés par ces armements sont ­irréversibles et présents pour des siècles et des siècles dans la nature.
« Cette remise en cause du jugement des experts est aussi une remise en cause de l’ensemble de la filière du nucléaire, de l’armement, et laisse la porte ouverte à toute une série d’attaques en justice… C’est certainement pourquoi une véritable reconnaissance des problèmes liés à la contamination de l’air, des sols, des ­plantes, des eaux (surface et souterraines), des problèmes liés à l’inhalation ou à l’ingestion de poussières chargées d’uranium (même) appauvri ne peut sembler possible tant les enjeux sont inimaginables.

La vente des carcasses

de véhicules exposés
[…] Actuellement, et selon des sources irakiennes, 25 à 35 % des carcasses de véhicules, sans tri ni vérification d’une possible contamination, ont été attribuées en lots et déjà vendues sur le marché international, principalement à l’Inde (55 %) et au Pakistan (12 %), le reste étant parti en Chine.

Les dénégations officielles

« Reconnaître officiellement et explicitement que l’usage de ces armements pouvait présenter des dangers pour la santé des populations civiles, c’était bien reconnaître que les soldats pouvaient être concernés, et, dès alors, c’était ouvrir la voie à des demandes de pensions pour invalidité, suite à une contamination. Cette reconnaissance risquait alors d’induire des coûts exorbitants et incompatibles avec les budgets consacrés aux vétérans. Indépendamment des militaires, une telle reconnaissance induisait aussi des de­mandes d’indemnisation de la part de populations civiles, voire l’ouverture de (nombreux et) spectaculaires procès. Enfin, par extrapolation, une telle reconnaissance induisait aussi une remise en cause de la mécanique bien huilée qu’est le secteur nucléaire (civil et militaire), et aurait créé une brèche dans le système que les experts, les scientifiques et les gouvernements protègent de tout leur poids.

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