Marx, au fil de l’histoire

Pour le philosophe Pierre Dardot [^2], le marxisme n’est pas un messianisme sécularisé, mais une reconquête de l’homme par lui-même. Le présent est déjà « gros » de l’avenir, qui ne fait qu’accomplir les virtualités du présent.

[^2]: Pierre Dardot, philosophe, coauteur avec Christian Laval et El Mouhoub Mouhoud de Sauver Marx ?, La Découverte, 2007, et coanimateur du séminaire Question Marx, dont les travaux porteront en 2008-2009 sur « Commun(s), communauté, communisme ».

Politis  • 24 juillet 2008 abonné·es

On s’est souvent plu à réduire la pensée de Marx à une version sécularisée du vieux fonds messianique. Le prolétariat tiendrait lieu de nouveau Messie, le communisme de nouveau paradis terrestre, la nécessité historique de providence de substitution et la fin de l’histoire de nouveau Jugement dernier. Le cas « Marx » ne ferait somme toute que vérifier exemplairement le « théorème de la sécularisation » , comme l’a si bien nommé le philosophe Hans Blumenberg, selon lequel l’idée moderne de progrès, en dépit de ses proclamations de rupture, ne serait que la traduction profane de l’eschatologie chrétienne.

Indéniablement, il est chez Marx certaines affirmations qui relèvent d’une manière de « sécularisation du messianique ». En particulier, la thèse, énoncée dès 1843 et jamais démentie, qui identifie dans le prolétariat une classe qui est en même temps une « non-classe », parce qu’elle est la dissolution en acte de toutes les classes particulières. Une « classe universelle » qui, en raison de sa « pauvreté absolue », de son « dépouillement », de son exclusion de toute propriété, est victime non d’une injustice particulière, mais de « l’injustice tout court », qui réalise ainsi « la perte totale de l’homme », son « complet évidement », et à laquelle il appartient en conséquence d’accomplir la « reconquête totale » de l’homme, explique-t-il dans Idéologie allemande et Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel . Ernst Bloch et Walter Benjamin se nourriront de cette idée [^2]. Reste, de toute façon, que l’équivalence prolétariat/Messie est très imparfaite, puisque les catégories pratiques du messianisme, celle de l’attente ou celle de la préparation d’une « venue », sont ici inopérantes [^3].

Ce qui est ici en cause, bien plus que le messianisme, c’est l’idée selon laquelle il est dans l’être social un lieu donné qui porte l’oppression à son comble, soit ­l’idée d’une localisation ontologique du sujet de l’émancipation humaine. C’est aussi ­l’idée corrélative qu’un tel lieu donne déjà à voir, pour ainsi dire « en négatif », par la non-propriété qui le constitue, ce que sera le communisme en tant qu’état positif résultant de la révolution sociale. À savoir un état de choses où, avec la propriété privée, seront abolies toutes les bornes s’opposant à « la complète élaboration de l’intériorité humaine » par l’homme lui-même, et où par conséquent l’homme, « pris dans le mouvement absolu du devenir » , se produira lui-même comme totalité (Manuscrits de 1857-1858). C’est enfin, et peut-être surtout, l’idée que ce renversement du négatif en positif, ou encore du « rien » en « tout », relève d’une nécessité historique strictement immanente en vertu de laquelle c’est le capitalisme lui-même qui conduit à son propre dépassement. Pour le dire autrement, s’il y a du messianique dans la représentation du prolétariat, la conception marxienne de la nécessité historique est profondément étrangère au messianisme. Elle emprunte fondamentalement à la science, et non à la religion.

Illustration - Marx, au fil de l’histoire

BOGNAR/PHOTONONSTOP – Karl Marx tenait en faible estime les faiseurs d’utopie.

On le sait, Marx s’est toujours refusé à « faire bouillir les marmites de l’avenir ». Plus encore que Blanqui, il tenait en piètre estime tous les faiseurs d’utopie, « ces Lycurgue qui se croient tenus en conscience de minuter article par article le code de l’avenir » , grince-t-il dans Maintenant il faut des armes . Il répétera inlassablement, dans La Guerre civile en France notamment, que « la classe ouvrière n’a pas d’utopies toutes faites à introduire par décret du peuple » , qu’elle « n’a pas à réaliser d’idéal, mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s’effondre » . Aussi, à tous les codes de l’avenir, opposera-t-il constamment le mouvement présent. C’est ce que dit avec force la formule célèbre identifiant le communisme au mouvement en cours d’abolition de l’état de choses existant : « Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. » Ce mouvement réel n’est rien d’autre que le mouvement accompli par la grande industrie qui tend à concentrer des masses de plus en plus grandes d’ouvriers sur le même lieu de travail. Toute la question est de savoir en quoi ce mouvement est déjà du communisme.

En fait, Marx pense avoir mis au jour quelque chose comme un mécanisme objectif de conversion du négatif en positif. Sous l’aiguillon de la concurrence, le processus de concentration du capital requiert la mise en œuvre de moyens de production de plus en plus perfectionnés, ce qui donne au procès de travail une « forme coopérative » de plus en plus poussée. Cette tendance à la « socialisation du travail » fait apparaître en creux le positif d’une nouvelle organisation sociale, fondée sur le contrôle collectif des forces productives. La nécessité historique de l’autodépassement du capitalisme peut alors être pensée sur le modèle d’une « nécessité naturelle » , comme il l’écrit dans le livre I du Capital . Le présent est déjà « gros » de l’avenir, de sorte que ce dernier ne fait jamais qu’accomplir les virtualités du présent. Une telle déduction du communisme comme état de choses à venir à partir du communisme comme mouvement présent relève d’un véritable « saut spéculatif » qui, pour être dénié, n’en est pas moins difficilement niable.

Il est cependant une autre ligne de pensée, autrement plus féconde. Marx a reconnu – sa lettre à Wedermeyer du 5 mars 1852 en témoigne – sa dette à l’égard des historiens libéraux en leur attribuant « le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne » . Il importe de prendre très au sérieux cette reconnaissance. La première phrase du Manifeste, « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte de classes » , vient ainsi directement de Guizot [^4]. Le propos de ces historiens est de réinterpréter toute l’histoire de France comme l’histoire d’une « guerre » entre deux classes, la noblesse et le tiers-état.

Or, Marx hérite à sa façon de cette idée de la lutte de classes comme « guerre ». Dans ses plus grandes analyses historiques [^5] trouve à s’élaborer une conception « stratégique » de la lutte des classes, pour laquelle l’essentiel n’est pas la sociologie des classes, mais la nature du conflit comme relation entre elles [^6]. Il apparaît alors que les classes se constituent elles-mêmes dans l’affrontement qui les oppose. On doit donc toujours partir des rapports de forces, c’est-à-dire considérer les acteurs comme toujours déjà pris dans des rapports, et renoncer à conférer à une classe un privilège ontologique qui la situerait dans un « en dehors » radical. Il n’y a rien que des hommes qui agissent dans des conditions données et qui, par leur action, cherchent à s’ouvrir un avenir. À nous d’entendre la grande leçon de Marx ( Œuvres , III) : « L’histoire ne fait rien » , elle n’a pas de fins tout simplement parce qu’ « elle n’est rien d’autre que l’activité de l’homme poursuivant ses fins. »

Pierre Dardot.

[^2]: Pour Walter Benjamin, c’est à bon droit que « Marx a sécularisé la représentation de l’âge messianique dans la représentation de la société sans classes », « Sur le concept d’histoire », Thèse XVIIa.

[^3]: Significativement, pour Walter Benjamin, c’est la Révolution plutôt que le prolétariat qui incarne le Messie.

[^4]: Certaines des formules de son Histoire générale de la civilisation en Europe (1828) seront pratiquement reprises par Marx.

[^5]: Les luttes de classes en France, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, La guerre civile en France.

[^6]: C’est ce que Foucault met en évidence dans Dits et écrits II, 1976-1988, Quarto Gallimard, 2001.

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