Sur de mauvais rails

La libéralisation progressive du réseau ferroviaire français jette le trouble sur son statut et sa mission. La SNCF, qui n’est plus un service public mais pas complètement une société privée, abuse de son monopole.

Mathilde Azerot  • 17 juillet 2008 abonné·es

La SNCF est-elle toujours un service public ? À l’heure où le fret est ouvert à la concurrence, où la libéralisation du transport des voyageurs est prévue pour 2010, et où les recours aux partenariats public-privé se multiplient, la question mérite d’être sérieusement posée. Si la garantie d’un service public de qualité ne relève théoriquement pas du statut de l’entreprise mais des modalités du contrat qu’elle a passé avec l’État, la recherche de la compétitivité n’en reste pas moins inhérente à la libéralisation du système. Et signifie l’affaiblissement de la notion de service public. Dans les textes, la Société nationale du chemin de fer a toujours pour mission d’exploiter les services de transports et de marchandises au nom de la collectivité. « Privatisation ?, ironise Alain Cambi, membre du bureau fédéral de SUD-Rail, c’est un mot dont se défend la direction ; il n’est pas question de privatiser ni de filialiser. Mais on le voit depuis longtemps : il s’agit d’une privatisation détournée. » Car les évolutions de la politique commerciale de l’entreprise font sérieusement douter de la volonté de la SNCF d’honorer ses responsabilités de serviteur de la chose publique.

Illustration - Sur de mauvais rails


La SNCF augmente insidieusement ses tarifs, néglige le service clientèle, fait pression sur ses agents… NGUYEN/AFP

Depuis octobre 2007, la nouvelle grille de prix, NoteS, réglemente les conditions tarifaires pour les trains à réservation obligatoire (TGV, Téoz et Lunéa). Avec NoteS, la SNCF a signé l’avènement du « yield management », expression que l’on peut traduire par « tarification en temps réel ». Technique usitée par les compagnies aériennes, le « yield management » permet de moduler le prix des billets en fonction du moment de la réservation. Et donc d’optimiser au maximum le remplissage des trains. C’est pourquoi le prix du billet peut sensiblement différer d’un siège à un autre dans le même train. « On n’est plus dans l’esprit selon lequel le prix du kilomètre était le même partout en France, s’indigne Alain Campi. Ce n’est pas digne d’un service public, ce n’est absolument pas démocratique ! » À la direction Voyages-France-Europe (VFE), chargée des grandes lignes, on tempère : « C’est très compliqué, explique Laëtitia Castanet, au service de presse, toutes les activités de la SNCF ne sont pas soumises à la mission de service public. Il n’y a que l’activité de SNCF Proximités [qui gère les Corail Intercités, les TER et le Transilien, ndlr] qui y est soumise. VFE est entre guillemets “une activité indépendante”. » Faut-il comprendre que la SNCF fonctionne comme une société privée ? « Nous ne bénéficions d’aucune subvention de l’État, mais nous n’avons pas le statut d’une entreprise privée, précise-t-elle, notre recette particulière va au financement global de la SNCF. » Et l’employée de concéder : *« Ce n’est pas évident d’expliquer que la SNCF n’a pas vocation à assurer une mission de service public dans l’ensemble de ses activités. »
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De fait, il y a belle lurette que le mot « usager » ne fait plus autorité à la SNCF. Seul compte le « client ». Et raisonner en termes de « clientèle » implique forcément une différence de traitements selon les catégories de population (et de portefeuilles), et des disparités dans l’accès aux transports. « Le principe de tarification actuel avantage les gens mobiles, c’est-à-dire ceux qui savent bénéficier des offres promotionnelles, assure Jean Sivardière, président de la Fédération nationale des associations des transports (Fnaut), mais les personnes de milieux modestes, souvent moins mobiles, vont payer le prix fort. » C’est pourquoi la Fnaut dénonce le « chaos tarifaire » et l’opacité qui régissent les pratiques de l’entreprise. « La SNCF augmente ses tarifs insidieusement, poursuit M. Sivardière. Depuis 2002, l’inflation est proche de 2,5 %, tandis que la recette de la SNCF a augmenté de 4 %. De plus, la réglementation est extrêmement stricte, et l’information au voyageur est devenue catastrophique. » La fédération fustige la suppression des guides ­­« horaires et prix », décrétée par la SNCF en décembre 2006, au profit de nouveaux guides d’informations générales qui ne précisent pas la période de la tarification (normale, de pointe, creuse), n’indiquent pas les prix minimaux et maximaux, et mêlent offres promotionnelles et prix minimum du tarif Loisirs, dont les conditions d’échange et de remboursement ne sont pas les mêmes. « Exiger une transparence commerciale est d’autant plus légitime que la SNCF bénéficie d’un monopole d’exploitation », souligne la Fédération. Dans ses publications à venir jusqu’à la fin de l’année, la SNCF promet de « réinjecter les périodes de pointe et creuse aux côtés des prix Prem’s et des tarifs Loisirs standards ».
Quant au service clientèle, dont l’unique plateforme est basée à Arras (Pas-de-Calais), inutile, en cas de litige, de tenter de les joindre par téléphone ou par mail : seule une adresse postale est disponible. La SNCF avoue être confrontée à des difficultés pour répondre aux attentes des usagers dans des délais satisfaisants et assure travailler à l’élaboration d’un dispositif plus accessible. Mais les priorités sont ailleurs. « Les gares ont été réorganisées pour se consacrer davantage à la vente, et le traitement clientèle prend trop de temps », atteste Laëtitia Castanet.
Le nouveau calendrier voyageurs entré en vigueur le 6 juillet 2008 est vivement critiqué par la Fnaut. Il étendrait les périodes de pointe (dites blanches), les plus coûteuses, et pénaliserait ceux (les plus fidèles) qui possèdent une carte commerciale 12-25, Seniors et Enfant +. Soit précisément ceux « dont le pouvoir d’achat est le plus limité » , et qui pourraient voir le prix de leur billet augmenté de 33 % à 50 %.

Devant cette quête exacerbée de rentabilité, les syndicats s’alarment du poids des exigences qui pèse sur les agents commerciaux. « Cela fait des années que des pressions s’exercent sur ces agents, témoigne Serge Poiraud, responsable du collectif d’exploitation pour les guichets à la CGT, chacun a des objectifs de vente, avec un suivi journalier. » Et avec, à la clef, un « commissionnement à l’acte » qui, selon le syndicaliste, contribue à installer une forme de compétition motivée par l’appât du gain. « Certains agents se prennent au jeu, ce qui entraîne des dérives, regrette-t-il. Par exemple, on peut en voir qui pratiquent la vente forcée de carte commerciale à des personnes qui risquent de ne s’en servir qu’une fois. Voilà l’un des effets contraires au service public. » D’autre part, beaucoup déplorent ce qu’il est convenu d’appeler, dans le jargon syndical, la « déshumanisation » des gares. En ces temps de réduction des coûts, l’informatisation est le choix logique : automates et vente par Internet sont privilégiés au détriment de l’humain. « Les voyageurs ont besoin d’une présence humaine, proteste Serge Poiraud. De plus, toutes les catégories de la population ne sont pas équipées d’Internet. » L’oublier, c’est décider que, même pour l’achat de billet, il ne faut plus compter sur une égalité ­d’accès.

Société
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