« Un arrêt de religion civile républicaine »

Professeur émérite à l’École pratique des hautes études, spécialiste de la laïcité et ancien membre de la Commission Stasi, l’historien Jean Baubérot* revient sur la décision du Conseil d’État du 27 juin, confirmant le refus de nationalité française à une Marocaine portant la burqa.

Olivier Doubre  • 24 juillet 2008 abonné·es

Quelle appréciation portez-vous sur l’arrêt du Conseil d’État du 27 juin dernier ?

Jean Baubérot : Je tiens à redire que la burqa pose de véritables problèmes, d’abord au niveau de la vie sociale concrète, car elle empêche d’identifier la femme. ­Certaines institutions ont en effet besoin d’identifier les personnes, comme lors de concours, d’examens, au moment de voter, etc. En outre, la burqa pose évidemment le problème de la limitation – volontaire ou contrainte – de la liberté des femmes qui la portent.
Toutefois, concernant la décision du Conseil d’État, j’ai consulté des juristes qui m’ont fait la même réponse : si cette personne s’était présentée sans burqa, elle aurait certainement obtenu la nationalité, et, si elle avait remis sa burqa ensuite, il n’aurait pas été question de la déchoir de sa nouvelle nationalité. Il y a donc ici une première contradiction. Le vêtement est par nature quelque chose de réversible, qu’on endosse et qu’on enlève, et lier la nationalité française à une telle réversibilité pose assurément un problème de logique.
Un second problème se pose quant aux attendus de l’arrêt du Conseil d’État, qui dénonce la « pratique radicale de la religion » de cette femme. À partir de quel moment peut-on parler de pratique « radicale » ? Il s’agit là de quelque chose d’éminemment subjectif. Bien entendu, les conventions internationales et la loi prévoient les cas de limitation des manifestations de la pratique religieuse, comme lorsqu’elle entraîne un trouble à l’ordre public ou certains délits. Mais le principe de séparation de la religion et du politique, de la religion et de ­l’État, impose que l’on n’a pas à se soucier d’une pratique de la religion en soi, radicale ou modérée, si elle ne trouble pas l’ordre public. Dire que la nationalité française dépendrait d’une pratique non radicale de la religion me ­semble dangereux.
Enfin, le Conseil d’État parle d’incompatibilité avec « les valeurs essentielles de la communauté française, notamment l’égalité entre les sexes » . Une société doit avoir certaines valeurs comme fondement, et c’est ce qu’ignore Nicolas Sarkozy quand il déprécie la morale laïque, mais les valeurs relèvent de la conviction et pas de la contrainte : on ne peut donc les rendre obligatoires. C’est pourquoi j’ai dit que cet arrêt me semblait relever de la « religion civile républicaine ». C’est un arrêt plus religieux que laïque.

Une des valeurs que réaffirme le Conseil d’État est celle de l’égalité des sexes. Or, dans la société française, de nombreuses institutions ne sont pas exemplaires en la matière, sans qu’elles soient pour autant sévèrement sanctionnées.

En effet. L’égalité des sexes, valeur essentielle de la société française, ne saurait être à géométrie variable. Cela signifie que la société française a le devoir de la concrétiser chaque jour davantage. Il faut l’enseigner par une éducation citoyenne à l’école, tenter de convaincre tous les Français, anciens ou nouveaux, de son importance. Cependant, il me semble qu’on est actuellement toujours prêt à l’affirmer haut et fort face à l’islam… et beaucoup moins militant pour la concrétiser dans d’autres circonstances ou à l’égard ­d’autres institutions. Je suis d’accord avec ce que dit Dounia Bouzar [anthropologue spécialiste de l’islam et ancienne membre du Conseil français du culte musulman, ndlr], qui rappelle que l’islam n’impose absolument pas la burqa et qu’il s’agit d’un courant minoritaire radical bien particulier. Il faut donc bien les différencier. Mais, pour ma part, mon souci est la cohérence de la société française dans son ensemble, moins soucieuse de l’égalité des sexes lorsqu’il s’agit des partis politiques qui contournent la parité ou des discriminations des femmes dans le monde du travail…

Que répondez-vous à Fadela Amara, qui a déclaré dans le Parisien du 16 juillet que cet arrêt est « un couperet républicain à l’oppression des femmes et un tremplin pour leur émancipation » ?

Je souhaiterais aussi que ce soit le cas, mais j’en suis moins sûr qu’elle. Une conséquence possible de cet arrêt est de générer à l’avenir une attitude d’hypocrisie qui consisterait à dire : tant qu’on n’a pas obtenu la nationalité française, on n’a pas le droit de porter la burqa ; une fois naturalisée, on peut la porter. En outre, je ne suis pas sûr que le refus de nationalité soit la meilleure stratégie pour faire réfléchir cette femme et la convaincre qu’elle a des droits, dans l’espace public en particulier. Cet arrêt du Conseil d’État comporte une grande ambiguïté car il ne modifie en rien la relation entre cette femme et son mari. Que peut comprendre, par exemple, cette femme ? Mon mari est français et il peut m’imposer de porter la burqa, et moi qui la porte, je ne peux pas devenir française… Il faut donc être prudent quant aux conclusions qu’on pourrait tirer à la place de cette jeune femme.

Diriez-vous qu’on voit une certaine tendance à raisonner de manière différente lorsqu’il s’agit d’islam et de personnes musulmanes que par rapport au reste de la société française ?

Je crois qu’il faut bien différencier entre l’islam dans son ensemble et certains courants rigoristes minoritaires. Je pense en effet que le foulard et la burqa sont deux ­choses très différentes : alors que le foulard permet d’avoir des relations sociales complètes avec les femmes qui le portent, la burqa, elle, enlève toute possibilité ­d’identification de la personne, donc de sécurité juridique, et est synonyme d’isolement complet pour cette personne, qui voit sans être vue. Je comprends très bien le débat que provoque la burqa dans nos sociétés occidentales.
Plus globalement, il me semble quand même qu’on a effectivement tendance à raisonner de façon différente quand il s’agit non d’islam en général, mais de certains musulmans. Je crois qu’il est nécessaire et urgent qu’il y ait, dans la société française, un véritable débat sur ce qu’implique l’égalité hommes-femmes. Ces dernières années, on invoque cette égalité entre les sexes surtout à partir d’affaires où des musulmans se trouvent impliqués. Ce débat doit être mené en appréhendant la question dans sa généralité, dans l’intérêt de la société française tout entière, en cessant d’être obsédé par quelques affaires marginales. Cela en se fixant un certain nombre d’objectifs ou de décisions que tout le monde essayerait de respecter et d’appliquer. Si on réfléchit en termes d’intégration, on verra que ce refus de nationalité n’est pas forcément une stratégie efficace. Car, aujourd’hui, on se donne bonne conscience : en refusant la nationalité à cette femme, on fait comme si le problème était résolu. Malheureusement, celui-ci est plus complexe.

Idées
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