« À qui appartient la terre ? »

La société foncière Terre de liens promeut la propriété collective pour maintenir une agriculture paysanne. Elle lance un appel public à l’épargne. Les explications de Philippe Cacciabue*.

Thierry Brun  • 4 septembre 2008 abonné·es

Terre de liens est une idée originale d’appropriation collective des terrains agricoles. D’où vient-elle ?

Philippe Cacciabue : C’est une initiative unique à ce jour, née en 1998 après une rencontre nationale du réseau Relier [^2]. Le thème de l’accès au foncier était important pour les porteurs de projets agricoles et ruraux. Qui constataient deux phénomènes concomitants : le prix très élevé des terres, en particulier dans les zones périurbaines, et l’artificialisation des sols agricoles du fait de l’augmentation de la taille des villes et des infrastructures routières, commerciales et artisanales. En outre, la concurrence entre plusieurs usages du territoire fait monter les prix. En France, 66 000 hectares disparaissent chaque année, ce qui équivaut à un département tous les neuf ans. À cela s’ajoute l’augmentation de la taille des exploitations en France et en Europe, due aux politiques agricoles privilégiant la surface. Plus on a d’hectares, plus on a de primes. Et à chaque arrêt d’exploitation agricole, quand un agriculteur part à la retraite, au lieu de réinstaller quelqu’un, on partage les terres entre ceux qui restent. Nous avons donc mis en place une réponse à cette situation en proposant l’accès collectif au foncier dans un mouvement qui défend une agriculture biologique et paysanne. Pendant six ans, nous avons exploré toutes les formes juridiques possibles, étudié les expériences existantes, et abouti à la création, en 2003, de l’association Terre de liens.


Une association n’a pas suffi. Vous avez aussi créé la Foncière Terre de liens et une fondation. Un appel à l’épargne vient d’être lancé. Pourquoi ?

Dès 2003, nous avions la certitude que les outils juridiques existants étaient insuffisants. Il nous fallait trouver un outil qui mobilise l’argent au-delà des cercles de parents et d’amis qui constituent la base des sociétés civiles immobilières (SCI), un outil capable aussi de lancer un appel public à l’épargne. Nous avons trouvé un modèle juridique, celui de la foncière Habitat et Humanisme, qui nous a donné l’idée de créer un outil d’investissement solidaire qui est une société en commandite par action. Avec la Foncière Terre de liens, nous avons désormais un outil national dont on peut acquérir les actions. Depuis quelques semaines, la foncière a obtenu le visa de l’Autorité des marchés financiers pour lancer une opération d’appel public à l’épargne. De son côté, la fondation va collecter des dons et des legs. Les deux outils servent à réunir des moyens financiers pour acheter des terres et des fermes, et les mettre en location à des porteurs de projet. L’État reconnaissant notre rôle social, nous avons aussi obtenu l’agrément d’entreprise d’économie solidaire. Et l’action Foncière est labellisée par l’association Finansol. Tout cela montre que l’avenir d’un territoire concerne tout le monde et pas seulement ceux qui vont consommer les produits de ce territoire. On a aussi conclu un partenariat avec le réseau Biocoop, qui démarre en octobre. Les Biocoop serviront de lieu de diffusion publique de l’appel à l’épargne, notamment parce que le réseau est confronté à une importante pénurie de produits bios. Il faudrait chaque année 15 000 hectares supplémentaires en bio pour faire face aux besoins du réseau Biocoop. Nous constituons donc un moyen d’installer des paysans qui vont produire en bio, et nous participons à une dynamique de réinstallation de producteurs de proximité.

Votre appel est lancé dans un contexte de forte spéculation foncière et de récession…

Nous sommes dans une période difficile. Mais cette situation nous conduit à penser que les citoyens prennent conscience de la nécessité de retrouver un lien avec les producteurs locaux, comme le démontrent le phénomène des Amap et le succès de la Nef (finances solidaires). Les gens s’aperçoivent que ce choix n’est pas neutre et qu’il fait intervenir des questions alimentaires et de pollution. Une idée plus subversive germe dans les têtes. Au fond, à qui appartient la terre ? Est-ce bien raisonnable de la laisser entre les mains des marchés ? Le foncier est géré par le marché, et on ne peut s’attendre à autre chose qu’à de la spéculation sauvage parce que l’intérêt individuel prime sur l’intérêt public ou général.

Les élus politiques prennent-ils conscience de l’enjeu foncier ?

L’association fonctionne essentiellement avec des fonds publics. Les subventions permettent d’appuyer des antennes Terre de liens dans les régions. Avec nous, les conseils régionaux disposent d’un moyen qu’ils n’arrivent pas à mettre en place eux-mêmes. Les maires et les conseils généraux ont certes un arsenal juridique à leur disposition, mais les moyens financiers manquent, et les pressions sont énormes. Reste la société civile, les citoyens, entre le pouvoir public et le marché… La Foncière offre un outil qui fait potentiellement ce qu’aurait pu faire une collectivité.

[^2]: Le Réseau d’expérimentations et de liaisons des initiatives en espace rural est une association nationale d’éducation populaire née en 1984.

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