Conflits d’intérêt

Pour Patrick Barbéris, le Vietnam est à l’origine de la méfiance des militaires envers les journalistes.

Jean-Claude Renard  • 25 septembre 2008 abonné·es

L’année 1968 commence bien. Depuis trois ans qu’ils envoient leur jeunesse pour se battre au nom du monde libre et faire échec au communisme, les États-Unis ont un sentiment d’invincibilité. Ils ont vaincu l’armée du Troisième Reich, la Corée s’est pliée, ils se sentent capables, au nord et au sud, de battre les partisans de Ho Chi Minh dans un pays coupé en deux depuis les accords de Genève. Sur place, une double stratégie : au sud, traquer les résistants vietnamiens dissimulés dans la population civile. Au nord, un bombardement massif pour empêcher le gouvernement légitime d’acheminer des armes à ses alliés du sud. À Hanoï, le gouvernement asphyxié semble prêt à négocier. Le président Johnson pavoise. Et, contre toute attente, le 21 janvier 1968, la base américaine de Khe Sanh (à la frontière des deux Vietnam) est encerclée par les forces nord-vietnamiennes. L’armée américaine déverse jusqu’à 15 000 bombes par jour autour de sa base. Khe Sanh fait la une des journaux. Ce n’est qu’une répétition avant la grande offensive du Têt (le nouvel an lunaire), dans la nuit du 30 janvier. Une quarantaine de grandes villes du Sud sont attaquées, dont Hue et Saigon, où l’ambassade des États-Unis est occupée. La guérilla urbaine est déclenchée. Les journalistes sont aux premières loges, et livrent l’acharnement des combats, le harcèlement d’un ennemi invisible.

La guerre fait alors son entrée dans les salons américains. Telle qu’elle est, âpre, sanglante. La presse fait son travail. Les images inondent les écrans de télévision tous les soirs. Le téléspectateur découvre que ses « boys » participent à une guerre civile qui ne les concerne pas. La guerre s’éternise, l’opinion publique se retourne, d’autant que les soldats sont des conscrits. Au fil des journaux, l’information se détache du discours du Haut Commandement.

Entrecoupé d’entretiens avec nombre de journalistes présents alors, enrichi d’images d’archives (parfois censurées comme l’exécution d’un Viêt-công en pleine rue, photographiée également par Eddie Adams) puisées à la télévision, dans les agences et dans les malles personnelles des marines, le film de Patrick Barbéris démontre combien l’offensive du Têt a fait basculer la guerre du Vietnam.
C’est la fin d’une histoire d’amour entre l’armée et les médias. L’armée remporte des victoires importantes, les images diffusées produisent l’effet inverse, celui de soldats en déroute. Ce que le réalisateur nomme « la trahison des médias ». Pour les militaires, les médias traquent l’audience. À leur détriment. Cela va provoquer une remise à plat de leur place sur un champ de bataille. À titre d’exemple, aujourd’hui, si un reporter veut prendre une image d’un soldat blessé, il doit lui faire signer une décharge. Ce qui est évidemment impossible en pleine bataille. « Fallait-il demander une autorisation, s’interroge Joe Galloway, sur le terrain à l’époque, à la fillette brûlée par le napalm, qui courait nue sur la route ? Ils ont inventé toutes ces règles pour nous empêcher de rapporter des images qui vont droit au cœur des Américains. »
En effet, les médias ont été exclus de tous les conflits qui ont suivi : de l’activité militaire américaine en Amérique centrale, entre 1981 et 1985, de la prise de Grenade au début des années 1980, de l’invasion du Panama, de la capture du général Noriega, et de la première guerre du Golfe. Aujourd’hui, sans assister à un revirement, tandis que se sont développés des services de communication en treillis, on intègre les journalistes au sein des troupes. Pour mieux les contrôler. Ce sont bien alors des échos du Vietnam qui résonnent maintenant en Irak.

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