Histoire et géographie

Dans « Pôle Sud », Nicolas Texier suit le parcours du biologiste Fouad Moumsen, des eaux glacées de l’Antarctique à l’enfer quotidien de son pays d’origine, l’Irak. Un roman-monde d’une grande subtilité littéraire.

Christophe Kantcheff  • 11 septembre 2008 abonné·es

Chez les turfistes, on appelle ça des handicaps. Pôle Sud est le deuxième roman de Nicolas Texier. Or, « deuxième roman » n’est pas encore une catégorie marchande, à la différence de l’appellation « premier roman ». L’effet découverte n’est plus possible pour des médias qui en raffolent, mais, à l’inverse, la familiarité avec le nom de l’auteur est encore insuffisante. En outre, Pôle Sud est sans doute le roman le moins spectaculaire qui soit, si tant est que cette notion ait peu ou prou à voir avec la littérature. Pôle Sud a beau embarquer son lecteur dans le froid réfrigérant de l’Antarctique avant de le mener dans les chaos meurtriers de l’Irak, avec comme intrigue la recherche d’un parent, tenu pour mort, inopinément réapparu, le roman se garde d’en mettre plein la vue. Non que Nicolas Texier cultive le rigorisme. Pôle Sud ne se situe pas dans l’abstraction, développe une séduction certaine, et procure un plaisir de lecture très supérieur à la moyenne. Mais ce plaisir est atteint par qui aime les lumières qui ne dévoilent pas tout d’un coup, celles qui entretiennent les éclairages indirects, les reflets et les ombres tenaces. Bref, Nicolas Texier signe ici un roman d’une grande subtilité littéraire là où les motifs qu’il investit – la guerre, l’actualité tragique – auraient semblé suffisamment forts en eux-mêmes à d’autres, qui se seraient contentés de leur naïf compte rendu.

Le personnage principal de Pôle Sud s’appelle Fouad Moumsen, Irakien de nationalité, biologiste de profession, spécialiste des phoques. À ce simple énoncé, celui-ci peut paraître insolite. Le fait de ne pas l’avoir choisi comme narrateur le rend plus mystérieux encore. Son histoire est en effet racontée par un autre personnage, un Français étudiant lui aussi la faune polaire, s’étant lié d’amitié avec Fouad lors d’une expédition dans les eaux glacées du pôle Sud. Ce mode narratif donne des allures d’« enquête » au récit, une enquête bienveillante puisque menée par un ami, avec ses zones peu accessibles et ses interrogations, sur la personnalité de Fouad et sur ce qu’il vit.
Fouad, au moment où le narrateur le rencontre (peu de mois après l’invasion américaine en Irak), est un homme ébranlé, bouleversé par une scène dont il a été le témoin récent : un soir de bruine, à Londres, en même temps qu’il apercevait la seule femme qu’il ait aimée en compagnie d’un autre homme, sur le balcon de son appartement, ce qui matérialisait leur rupture, il vit passer non loin de lui, comme une apparition fantomatique, son oncle Abbas, pourtant considéré comme disparu depuis la guerre entre l’Iran et l’Irak. On pourrait imaginer qu’à partir de cette scène traumatique, Fouad se lance immédiatement sur les traces de cet oncle de retour des morts. Mais Pôle Sud n’est décidément pas soumis aux a priori de l’efficacité narrative, et scrute d’abord chez Fouad les conséquences de son bouleversement, lorsqu’il est avec le narrateur en mission polaire, où il démontre une grande compétence scientifique autant qu’un besoin irrépressible de se confier, inédit chez ce solitaire ; puis à Paris, où il vit dans une chambre d’hôtel anonyme et s’enfonce dans une dépression. Sans les lourdeurs du roman psychologique, Nicolas Texier parvient à brosser le portrait d’un homme littéralement « déplacé » – ce qu’il possède tenant symboliquement dans une seule valise – tout en s’abîmant dans sa prison intérieure.

Mais l’image récurrente de son oncle vivant le sort de lui-même et le voici en Irak, ce pays qui est le sien mais qu’il dut quitter, adolescent, avec sa mère, à la mort de son père officier, tué en 1984 dans la guerre contre l’Iran. Tout en étant toujours aussi fluide, le mode de narration devient plus complexe. Le narrateur, lui-même secoué par une grave opération, est informé du déroulement du voyage de son ami par un coup de fil ou un très long fax que veut bien lui transmettre Fouad. Celui-ci raconte son périple pour reconstituer le parcours de son oncle prétendument disparu. D’où la coexistence d’un récit dans le récit, et surtout celle de l’Irak en guerre contre l’Iran, et de l’Irak aujourd’hui, à l’heure de la présence américaine et de la guerre civile, où la confusion et la précarité de la vie sont tout aussi aiguës.

Ces pages irakiennes s’apparentent d’autant plus à une traversée de l’enfer que l’oncle Abbas s’était enrôlé comme médecin militaire, réceptionnant et soignant par centaines les jeunes soldats de l’armée du raïs, victimes en particulier des gaz qui leur détruisaient voies respiratoires et poumons. Mais Fouad, peu à peu, approche de la révélation d’un mensonge paternel auquel il ne s’attend pas, et qui rehausse l’absurdité ambiante.
Nicolas Texier signe ici un roman, dont il maîtrise les différents « étages » – géographique, intimiste, historique, épique… –, à la fois impitoyable et d’une étrange délicatesse. Il a l’envergure d’un roman-monde. Le séisme qu’il donne à voir, au cœur d’un individu et au cœur d’une région, prolonge ses secousses dans tous les plis de l’existence.

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