Le prix de l’autonomie

Sans solutions de diffusions alternatives, la disparition progressive du support CD pourrait entraîner la fin de l’intérêt d’une partie du public pour la création musicale.

Éric Tandy  • 11 septembre 2008 abonné·es

« Ce qui m’étonne aujourd’hui, c’est qu’il n’y ait pas plus de réaction musicale face à qui se passe. Quasiment plus aucun jeune artiste n’est politisé. » L’auteur de ce constat est un observateur avisé de ce qui se vit actuellement dans le rock, la chanson ou le rap dans notre pays. Il s’appelle Yves Lecarpentier, travaille pour Pias, un gros distributeur de labels discographiques indépendants. Dans les très nombreux catalogues que Pias diffuse dans les magasins de l’Hexagone, on trouve les enregistrements du chanteur Miossec, ceux du DJ techno Laurent Garnier ou ceux du groupe rap-chanson MAP. Les démarches artistiques sont différentes, mais elles sont toutes liées par un même besoin d’autonomie musicale, désormais impossible à faire aboutir quand on est sous contrat avec des multinationales du disque, qui formatent systématiquement ce qu’elles commercialisent, tout en pleurant l’effondrement des ventes de CD, qu’elles attribuent uniquement au piratage des chansons sur Internet.
En vérité, les choses sont nettement plus complexes, car si les disques se vendent effectivement de moins en moins bien, c’est aussi parce que les acheteurs potentiels, surtout les plus jeunes, qui constituaient jusqu’alors la clientèle de base de l’industrie musicale, préfèrent désormais dépenser leur budget ailleurs : dans l’habillement, les jeux vidéos, l’équipement informatique et, bien sûr, dans la téléphonie mobile. Ce report se fait forcément au détriment des chanteurs ou des musiciens peu médiatisés, dont les albums sont remplacés dans les rayons des chaînes de magasins d’aspirations culturelles (les disquaires indépendants ayant quasiment tous disparus de nos centres-villes) par des téléphones, des iPods ou des jeux vidéo.
Il y a de moins en moins d’enregistrements d’artistes dits marginaux dans les bacs, est-ce que cela signifie leur fin d’un point de vue commercial ? Les chanteurs ou groupes doivent-ils uniquement compter sur leurs concerts pour espérer toucher un public et y vendre les disques grâce auxquels ils existent à la fois aux niveaux créatif et financier ? Selon le distributeur, d’autres voies de sortie peuvent encore être envisagées, mais seulement si des structures indépendantes parviennent à se mettre en place de façon rigoureuse : « Il faut absolument que les petits labels se tournent vers l’autodistribution pour continuer à faire vivre leurs catalogues. Et qu’ils organisent par exemple des systèmes de vente par correspondance (VPC). Le succès de géants du secteur comme Amazon ou Alapage prouve qu’il y a une vraie demande de ce côté. Les gens veulent continuer à acheter des CD ; le problème, c’est qu’ils ne les trouvent plus en magasins. » Certains sites de « VPC » très spécialisés commencent d’ailleurs à s’imposer, en proposant des choses pas forcément évidentes, mais leur manque de moyens, et donc d’exposition médiatique, font qu’ils ne s’adressent encore qu’à une clientèle très réduite.

Quant au téléchargement payant – qui représente actuellement en France autour de 10 % des ventes de musique –, il n’est absolument pas une bouée de sauvetage pour les artistes peu connus espérant diffuser leurs morceaux. Yves Lecarpentier en est convaincu : « En pratique, il y a peu de curiosité de la part des internautes acheteurs de musique, ils vont toujours vers les morceaux mis en avant sur les gros portails comme iTunes, mais rarement vers ce qui n’est pas en évidence sur les pages d’accueil de sites. » Dans la même logique, on peut aussi tordre le cou à la réputation surfaite des désormais fameux MySpace (propriétés de Rupert Murdoch, ne l’oublions pas), qui en effet génèrent un trafic Internet considérable, mais qui, à l’arrivée, profitent rarement de façon concrète aux artistes. Bien sûr, tout le monde peut écouter leurs compositions ou connaître leurs dates de concerts : mais après, combien d’auditeurs vont faire l’effort d’aller plus loin et chercher à se procurer des enregistrements entendus en surfant sur le Net ? Comme l’explique un musicien : « MySpace, c’est devenu un passage obligé pour être présent sur la Toile, et si tu n’y es pas, tu n’existes plus. C’est à la fois beaucoup et pas grand-chose. »
On peut donc, à juste titre, s’étonner de l’apathie et du manque de combativité de la plupart des jeunes chanteurs ou des jeunes groupes actuels face à cette situation quasiment désespérée. Rares sont ceux qui, en effet, manifestent un quelconque engagement ou une envie d’en découdre avec un système économique qui les cantonne à la confidentialité. Mais peut-être n’ont-ils pas encore pris conscience que la tour d’ivoire dans laquelle ils pensent être installés ressemble désormais à un vaste champ de ruines ?

Culture
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