« Les Occidentaux agitent des principes à géométrie variable »

Pascal Boniface, directeur
de l’Iris*, critique le récit dominant
qui est fait
de la crise géorgienne dans les médias occidentaux
et les chancelleries.

Denis Sieffert  • 4 septembre 2008 abonné·es

L’été a été marqué par la crise géorgienne, qui n’est d’ailleurs pas finie. Dans la présentation qui est généralement faite de cette crise, les médias mettent l’accent sur la responsabilité de la Russie. N’y a-t-il pas là une inversion des responsabilités ?

Pascal Boniface : En effet. Dans la plupart des médias, la Russie a été présentée comme l’agresseur. Certains auraient même pu dire « l’Union soviétique », car un parallèle a été établi. La petite Géorgie innocente victime du grand voisin, avec la tentation de se référer au coup de Prague en 1968, dont on commémorait l’anniversaire. Une fois de plus, c’était David contre Goliath. Autrement dit, on s’est interdit de réfléchir à la responsabilité initiale. Il n’en reste pas moins vrai que l’un des deux pays a ouvert les hostilités, et il se trouve que c’est le petit. De façon parfois consciente, parfois inconsciente, il y a une sorte de bain amniotique dans lequel baignent de nombreux commentateurs qui considèrent que le point de vue moral oblige à soutenir le faible contre le fort. Or, ce point de vue n’a jamais été défendu par les mêmes quand l’Otan bombardait la Serbie à propos du Kosovo.

Justement, ce parallèle entre les deux conflits, à front renversé en quelque sorte, est-il pertinent ?

Le parallèle est pertinent parce qu’il montre bien les contradictions de certains. On peut choisir une logique et dire : « Je suis pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et chaque peuple a droit à l’autodétermination. » Mais on en arrive alors à une prolifération étatiste et sécessionniste. L’autre logique consiste à dire : « Nous vivons dans un monde incertain, il faut trouver des moyens de vivre ensemble ; il faut donc privilégier l’intégrité territoriale des États. » D’un point de vue historique, ces deux critères sont respectables. Ils ont été mis en avant par l’ONU en 1945, en réaction à Hitler qui a violé et l’un et l’autre. L’intégrité territoriale, afin qu’il n’y ait pas de nouveaux dépeçages des États voisins, et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes parce qu’Hitler a bafoué le droit des peuples. Aujourd’hui, ce qui est remarquable, c’est qu’on agite des principes à géométrie variable. Ceux qui disent que l’intégrité territoriale doit s’effacer au nom de l’autodétermination dans le cas de la Serbie et du Kosovo sont pour l’intégrité territoriale en Géorgie. On voit bien comment les choses se font. Le récit s’est concentré sur les réfugiés géorgiens fuyant les bombardements russes, alors qu’on n’a pas dit un mot des morts en Ossétie durant les bombardements géorgiens. Bien sûr, il y a en Ossétie comme en Abkhazie des zones de non-droit, mais je n’ai pas eu le sentiment qu’on ait eu affaire au Kosovo à des gens qui n’avaient aucun lien avec la mafia. En outre, on constate que l’histoire de l’Ossétie et de l’Abkhazie par rapport à la Russie est aussi tumultueuse que celle du Kosovo avec la Serbie. Leur appartenance à la Géorgie est même beaucoup plus récente que celle du Kosovo à la Serbie. En fait, on a l’impression que, pour une partie des commentateurs, il suffit de qualifier un état de « démocratique » pour qu’il ait tous les droits. Y compris celui de se comporter en dehors des règles démocratiques. Comme les États-Unis à Guantanamo et à Abou Ghraïb. Ainsi, la Géorgie a été désignée comme démocratie alors que, l’an dernier, l’opposition y a été malmenée.
Certains ont dit : « D’accord, c’est la Géorgie qui a pris l’initiative, mais la réaction russe est disproportionnée. » Elle a été certes disproportionnée, mais elle s’est tout de même arrêtée beaucoup plus tôt que la riposte israélienne au Hezbollah en 2006. Si la démocratie, c’est aussi traiter des événements comparables de la même façon, on voit qu’on est loin du compte. Au-delà de cette question, il y a la crainte parmi les suprématistes occidentaux de voir une autre puissance monter.

On a beaucoup dit que les Américains avaient inspiré l’offensive géorgienne. Qu’en est-il ?

Je me méfie de la théorie du complot. Ce qui est certain, c’est que des conseillers militaires américains étaient sur place. S’ils ont encouragé Saakachvili, ils ont pris une lourde responsabilité. On sait que les États-Unis, trop occupés en Irak et en Afghanistan, n’avaient pas les moyens d’intervenir. En tous les cas, cela s’est terminé par une victoire des Russes. Et je pense qu’ils se relèveront assez vite de l’annulation des manœuvres militaires conjointes prévues avec l’Otan… Comme « punition », on a connu pire… Par contre, Saakachvili a fait perdre définitivement à son pays l’Ossétie et l’Abkhazie. Il est le grand perdant. L’autre grand perdant, ce sont les États-Unis parce que l’un de leurs alliés a essuyé une défaite militaire et qu’ils ont été incapables de l’éviter. C’est aussi le dernier clou planté dans le cercueil de la thèse unipolaire. En conclusion, je ne crois pas que les Américains aient poussé les Géorgiens à agir parce qu’ils savaient qu’ils ne pourraient pas leur venir en aide. En revanche, je crois que les multiples signes d’amitié donnés par George Bush ont été surinterprétés par Saakachvili.

La signature d’un traité américano-polonais d’installation de missiles en Pologne est-elle liée à la crise géorgienne ?

L’affaire des missiles en Pologne est une vieille histoire. C’est un avatar de la Guerre des étoiles en 1983. Elle était réapparue il y a quelques années. Et alors que la Pologne hésitait, le conflit géorgien a permis de débloquer la situation. La Pologne a donc accepté de signer un traité d’installation de missiles. On peut difficilement dire que l’Otan n’est pas hostile à la Russie et déployer des missiles aux portes de la Russie, même s’ils sont présentés comme affectés à une menace iranienne. On voit bien qu’il y a une sorte d’encerclement. La Russie est peut-être brutale et paranoïaque, mais il arrive que même les paranoïaques aient des ennemis. En tout cas, les Occidentaux n’ont rien fait pour apaiser ses craintes. Ils ont sans doute trop intégré l’idée que la Russie avait perdu la guerre froide et qu’elle n’avait plus d’autre perspective que de se plier ou de protester verbalement. Cette fois, les Russes ont inversé les choses. Ils ont voulu montrer que l’époque où l’on pouvait passer par-dessus leurs intérêts nationaux tout en multipliant les proclamations d’amitié était révolue.

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