À table avec Hitchcock

Un livre de recettes propose une traversée des films du maître du suspense à travers ses petits plats concoctés ici et là : où l’on observe combien la bonne chère s’installe goulûment dans ses scénarios.

Jean-Claude Renard  • 23 octobre 2008 abonné·es

Qu’on se souvienne : Jouvet face à Michel Simon dans Drôle de drame, devisant, chipotant au-dessus d’un canard à l’orange, maniaquement (et machiavéliquement) songeur et perplexe sur le terme « bizarre ». Les longues tablées garnies de pasta sur les trottoirs du Trastevere, théâtre de la vie gavé d’anecdotes dans Fellini Roma. Woody Allen et Diane Keaton agités entre rire et hystérie autour de homards vivants dans Annie Hall. La salade de pommes de terre dans la Règle du jeu , ou mieux, celle du repas dans la Grande Illusion (du même Renoir), fameux déjeuner réunissant dans un camp de prisonniers un aristocrate, un fruste, un instituteur, un ingénieur et un artiste… autour d’un menu hétéroclite (au diapason des convives donc) composé de cognac dissimulé dans une bouteille de dentifrice, de pâté de foie gras aux truffes du Périgord, de poulet rôti et de maquereaux en boîte. Brassage de milieux sociaux unis devant la simplicité d’un maquereau. Dans Vincent, François, Paul et les autres de Claude Sautet, le gigot (découpé par Michel Piccoli) condense en une seule scène les tensions des groupes sociaux. Passons sur l e Festin de Babette de Gabriel Axel et Tampopo de Juzo Itami, plaçant la problématique culinaire au cœur de ­l’œuvre, passons encore sur les films de Chabrol, dont la bouffe est un élément majeur de toute dramaturgie. Les scènes de table (et à table) sont légion sur la pellicule. Et, selon les cinéastes, plus ou moins évidentes.
Chez Hitchcock, dont l’embonpoint égale celui de Curnonsky, trahissant les penchants doux de ce fils d’épicier en gros, le lien est subtil. Mais très ­présent. De-ci, de-là, c’est un vrai menu dégustation que proposerait le cinéaste anglais naturalisé américain, et non pas à son insu, mais explicitement : le pique-nique improvisé par Grace Kelly pour James Stewart, et le homard à l’américaine dans Fenêtre sur cour, la truite saumonée dans la Mort aux trousses, la soupe de poissons (éperlans, congre, morue, saint-pierre, sardine, baudroie) et la caille rôtie partagées par les époux Oxford dans Frenzy, le dîner chez la romancière Sedbusk dans Soupçons … Exemples parmi d’autres…

Quand on ne mange pas devant la caméra, on songe boustifaille, on parle petits plats. Tous les prétextes sont bons pour en revenir à la table. À coups d’évocations, de suggestions, de souvenirs, d’invitations. Le haddock dans les 39 marches, le chou-fleur au gratin dans l e Procès Paradine , la glace à la fraise dans Jeune et innocent , les spaghettis cuisinés au-dessus d’un réchaud dans Le crime était presque parfait , le pot-au-feu fastueux dans un caboulot de Munich dans Lifeboat , le lapin à la casserole dans Mais qui a tué Harry ?, les escargots dans L’homme qui en savait trop… Voilà toute l’entreprise de François Rivière, critique littéraire, et d’Anne Martinetti, éditrice et traductrice : redessiner la carte gourmande du maître du suspense à travers sa biographie et sa filmographie, et proposer autant de re­cettes. Si elle n’est pas le ressort essentiel de la narration, l’assiette du cinéaste exprime cependant le rapport au corps, la psychologie d’un personnage, le rang social, l’appréhension de la mort, du désir… Elle dit aussi et surtout chez Hitchcock son affection viscérale pour la bonne chère.

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