« C’est de plus en plus dur »

À Kansas City, comme ailleurs aux États-Unis, les travailleurs américains doivent faire face à la forte hausse du coût de la vie et à l’augmentation du chômage. À l’occasion de la Fête du travail, ils confient leur amertume et leurs espoirs en vue de l’élection présidentielle.

Xavier Frison  • 9 octobre 2008 abonné·es

On peut bien multiplier les de­mandes auprès des passants, des commerçants, des étudiants et même des policiers, personne n’est au courant. « Y a-t-il une manifestation ou une parade des syndicats pour la Fête du travail, ce week-end ? – Non, je n’ai rien entendu à ce sujet » est la réponse la plus courante. En ce dimanche, le centre-ville des ­affaires de Kansas City, Missouri (une autre Kansas City, plus petite, côté Kansas, de ­l’autre côté du fleuve, jouxte la capitale du Missouri), est zone déserte, rien à espérer de ce côté-là.

À l’Irish Fest, grand rassemblement populaire annuel aux couleurs de l’Irlande, malgré la musique et la bière qui délie les langues, nous n’en saurons pas plus. L’information viendra finalement d’un entrefilet dans un journal gratuit usagé, jeté sur un siège dans une piteuse laverie du sud de la ville. La clientèle, exclusivement noire, ou plutôt « afro-américaine », y lave ses effets par bassines, tout en surveillant les enfants qui s’occupent comme ils peuvent sous les écrans de télévision. Des sans-domicile recyclent leur maigre garde-robe et en profitent pour faire un brin de toilette. Sur le parking, chaque véhicule est borgne d’un phare ou ­orphelin d’un ­rétroviseur. Autant dire qu’ici on se moque bien de l’Irish Fest. Et de la parade de la Fête du travail, organisée dans le centre-ville le 1er septembre, comme partout aux États-Unis.
L’enfilade de camions, Harley-Davidson et pick-up Ford – ces deux derniers véhicules sont produits dans le Missouri – s’apprête à glisser sur le bitume, dans cet exercice de la parade typiquement américain. Pas de banderole, ou juste pour présenter son organisation, pas de mot d’ordre, encore moins d’invectives de leaders en direction des politiques. Seulement le besoin de « célébrer » les travailleurs et leurs syndicats dans un cortège bon enfant, suivi depuis le bord de la route par de sages spectateurs venus en famille. Mais pour cette Amérique des « workers », des cols bleus si courtisés par Barack Obama, la réalité économique n’est guère favorable. « La situation des familles que je côtoie à l’école s’est clairement dégradée ces dernières années » , observe Lori Lawrence, une institutrice de 42 ans qui gagne 1 200 dollars par mois (environ 820 euros) pour 40 heures par semaine.
« Avant, les deux parents travaillaient ; maintenant, il n’y en a plus qu’un qui ramène un salaire car, entre la hausse du prix du carburant et le coût de la garde des enfants, avoir deux emplois dans un foyer coûte plus d’argent que cela n’en rapporte » , remarque l’enseignante, jean délavé, sweat-shirt ample et cheveux bouclés. Le prix de l’essence et des produits de base, fuel, nourriture, électricité, a explosé. Quand je payais un gallon (3,8 litres) de lait 2 dollars, il me coûte aujourd’hui 4 dollars. Rien que pour aller travailler, je mets 100 dollars d’essence par semaine dans mon pick-up. Comme beaucoup de gens, je me dis que je devrais acheter une voiture plus petite. » Encore faut-il pouvoir investir dans un achat aussi lourd. Pour Lori, syndiquée depuis un an, malgré le salaire relativement correct de son mari routier, « c’est très dur ».
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Lugima, postée sur le bord de la route avec ses deux enfants, tandis que passe dans le ciel un immense hélicoptère de l’armée en démonstration, ne dit pas autre chose : *« Je gagne 1 900 dollars par mois [1 300 euros], ce qui est plutôt bien. Pourtant, il m’arrive de dire à ma famille que le soir, au dîner, il y aura beurre de cacahuète et gelée, parce que je n’ai plus d’argent. De plus en plus de gens doivent choisir entre mettre de l’essence dans la voiture pour aller travailler ou manger. »
À 40 ans, cette mère célibataire est chargée de conduire des tests antidrogue obligatoires sur les employés des administrations locales et des grandes entreprises, comme la chaîne de supermarchés Wal-Mart, le plus gros client de sa société. « Je fais le sale boulot » , dit-elle en riant. Embauchée à 40 heures par semaine, la durée légale, plus de nombreuses heures supplémentaires, elle commence à 6 heures du matin. Avec son sérieux embonpoint et une dentition en piteux état, Lugima estime que « c’est de plus en plus dur pour les gens. J’en vois toujours plus qui perdent leur maison parce qu’ils ont perdu leur emploi. Tous les prix augmentent, mais pas les salaires. J’en viens à me dire qu’il faudrait que nous devenions tous sans domicile, cela nous forcerait à descendre dans la rue tous ensemble et à dire à nos politiques que ça suffit ! » . Lugima voulait voter pour Hillary Clinton, ce sera Barack Obama. « Il va mettre en place la couverture santé universelle et il fera du bien aux petits salaires. »
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Il n’y aura pas grand monde pour se réclamer de McCain tout au long du défilé. Pourtant, Rachel Williams, responsable de la tentaculaire fédération syndicale AFL-CIO pour 13 comtés (équivalents des départements) autour de Kansas City, veut croire que la parade *« n’est pas un événement orienté politiquement, même si on compte beaucoup sur le 4 novembre pour changer les choses en notre faveur. Dans notre fédération, et au niveau local, certains votent McCain, d’autres Obama. On peut dire que, dans le paysage politique, nous nous situons au centre. Ce qui compte, c’est de soutenir les travailleurs »,
explique celle qui fut la première femme afro-américaine à occuper un poste comme le sien dans tout le pays. Rachel Williams s’inquiète de « tous ces emplois partis en dehors des États-Unis, et dont nous avons tant besoin. Dans la région, le taux de chômage tourne autour de 8 %. Comme pour tout le pays, c’est la pire situation vue depuis la grande dépression. »
Bo McGinnis, 24 ans, syndiqué, a la chance d’avoir un bon boulot. D’une voix nonchalante, il dit qu’il a quitté l’école à 18 ans. Deux ans plus tard, il commençait comme machiniste dans une usine de la ville. Il y est depuis quatre ans. « Je travaille 40 à 50 heures par semaine, pour 2 500 dollars par mois (1 700 euros). J’espère que mon fils de 19 mois pourra faire des études et qu’il aura un bon travail » . En novembre, il compte donner sa voix à… il ne sait pas vraiment, en fait. « Je doute fort que je voterai pour McCain. » Barack Obama ? « He’s all right » , « il est bien »…

« Obama sera le meilleur pour les travailleurs » , estime pour sa part Tom Coleman, un routier de 55 ans, membre du puissant syndicat Teamsters. Ses trois fils sont routier, charpentier et policier. Quand on lui parle de Ralph Nader, il voit de qui il s’agit, « le gars qui défend les consommateurs, tout çà, oui » , mais n’envisage pas de voter pour lui. Il votera comme son syndicat, Obama.
Craig aussi, « sans l’ombre d’un doute. » À 49 ans, l’un des rares Afro-Américains du cortège travaille comme ouvrier sur la chaîne de montage de ­l’usine Ford, à Kansas City. Grâce à son entreprise, il bénéficie d’une assurance santé, « l’une des meilleures des États-Unis » , mais n’oublie pas les autres. « Barack Obama écoute les besoins de son pays en termes de santé, d’éducation, de soutien aux plus pauvres, affirme ce membre du syndicat automobile UAW. S on discours d’investiture à la Convention de Denver a été fabuleux. Il va gagner. » Loin devant Craig, sous un soleil écrasant, les véhicules de début de cortège terminent déjà leur boucle dans la ville et s’apprêtent à rejoindre la ligne de départ. Un petit tour et puis s’en vont.

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