Dans les starting-blocks de l’Est

Onzième roman de Jean Echenoz, « Courir » retrace l’épopée du grand champion d’athlétisme Émile Zatopek, marquée par le contexte politique de l’époque. Toute en légèreté et en élégance, une belle réussite littéraire.

Christophe Kantcheff  • 9 octobre 2008 abonné·es

on nom n’apparaît qu’à la page 93, sur 142. Avant, il s’appelle tout simplement Émile, il est tchécoslovaque, s’est imposé comme un coureur de fond hors du commun au point d’être surnommé « la Locomotive », médaille d’or aux Jeux olympiques de ­Londres sur 10 000 mètres en 1948, triple médaillé d’or sur 5 000, 10 000 et sur le marathon à Helsinki en 1952. Sans connaissances particulières en athlétisme, on peut s’interroger sur l’identité de ce personnage. Serait-il même (un peu) inventé ? Page 93, Jean Echenoz révèle son patronyme : Zatopek. Parce que l’auteur évoque alors ­l’étendue de sa gloire, à laquelle, suggère-t-il, son nom a peut-être contribué en raison de ses consonances. « Ce nom de Zatopek, écrit Echenoz, qui ­n’était rien qu’un drôle de nom, se met à claquer universellement en trois syllabes mobiles et mécaniques, valse impitoyable à trois temps, bruit de galop, vrombissement de turbine, cliquetis de bielles ou de soupapes scandé par le k final, précédé par le z initial qui va déjà très vite : on fait zzz et ça va tout de suite vite, comme si cette consonne était un starter. »

Impeccable. Dans cette seule phrase, on retrouve le talent intact de Jean Echenoz. Talent d’écriture bien sûr, mais aussi faculté de passer des deals avec son lecteur, comme celui de savoir le faire attendre 90 pages pour ne lui révéler une information majeure qu’au moment où cela s’impose. Fantaisie inventive, enfin, avec cette idée des patronymes influents, qui « peuvent aussi réaliser, à eux seuls, des exploits ».
Après Ravel (Minuit, 2006), Jean Echenoz poursuit sa mise en roman de personnages réels, avec Émile (ou Emil) Zatopek, donc. Entre le musicien et le sportif, existent sans doute des points communs : une prédisposition pour une discipline, le goût du travail acharné et, au bout du chemin, un rendez-vous avec la postérité… Mais les différences entre les deux hommes sont plus grandes que leurs ressemblances, et ce n’est certainement pas pour les mêmes ­raisons que Jean Echenoz les a choisis comme sujets romanesques.

Courir pourrait relever d’un pari audacieux, résumé par cette question : est-il possible de tenir de bout en bout son lecteur avec un roman dont le personnage principal ­s’adonne le plus clair de son temps à une activité qui peut finir par sembler monotone, remporte toutes les compétitions (jusqu’au déclin, inévitable), et dont la personnalité, en dehors des stades, offre peu d’aspérités ? La réponse est incontestablement positive. Et ce, pour deux ­raisons essentielles.
D’abord parce que Jean Echenoz raconte les courses d’Émile par l’intermédiaire de sa subjectivité, qui deviennent dès lors des saynètes tragicomiques. Les plus drôles sont celles du début, quand Émile arrive de nulle part : Zlin, en Moravie. Dans ses shorts et sa veste de survêtement élimée, à côté des « riches » sportifs occidentaux, il est toisé de haut par les organisateurs. Sans expérience, et donc sans stratégie, il se surpasse à force d’entraînements brutaux, qui lui permettent, à l’époque de la maturité, d’imposer des ruptures de rythme exténuantes. Mais si le doux Émile est capable, sur la piste, des plus forts mouvements d’orgueil qui portent vers la victoire – parce qu’il a « horreur de voir le dos de ses adversaires » , la grâce lui reste totalement étrangère. Il court, grimaçant, hochant la tête, les bras dans tous les sens. L’important est d’être le plus rapide. « Le style, c’est des conneries » , dit-il. Une phrase qui ne manque pas de sel sous la plume d’un écrivain comme Echenoz.

Deuxième élément qui contribue à la tension intérieure du roman : la présence active du contexte historico-politique. Une vraie nouveauté chez l’auteur de Je m’en vais (Goncourt 1999). Au lendemain des Jeux olympiques de Pékin, Courir, même involontairement, oppose un démenti catégorique à cette fable, trop entendue ces derniers temps, qui consiste à dissocier sport et politique.
Invasion de la Bohême par la Wehrmacht, libération par les Soviétiques, terreur du stalinisme, Printemps de Prague, autant ­d’événements dont Zatopek est le contemporain. Mais il est plus que cela. D’une certaine façon, il en est le produit. Ainsi, le goût de la compétition ne lui est pas venu spontanément. A priori, il était même réfractaire. C’est la propagande nationale-socialiste, organisatrice de ­nombreuses manifestations sportives, qui lui a imposé sa première course. Et contre de fringants Allemands, le jeune homme sous-alimenté est arrivé deuxième, à la surprise générale. Ou bien, le roman montre à quel point le champion, emblème prestigieux du régime tchèque, et célébré comme tel dans son pays, en était aussi la proie. Et quand le doux Émile, désormais retraité des stades, poussé par l’élan de la foule joyeuse des manifestants du printemps de Prague, en appelle à un boycott de l’URSS lors des prochains Jeux olympiques de Mexico, le héros est immédiatement déchu par les gouvernants. C’est sur cette sanction que se clôt le livre.
Qu’on ne se méprenne pas : la « Jean Echenoz touch » perdure dans Courir, faite de légèreté, d’élégance et d’humour décalé. Mais une forme de disponibilité de l’intrigue (due au manque de suspense inhérent à la domination sportive de Zatopek et à sa vie, avec sa femme, plutôt tranquille) en fait surgir tout l’arrière-plan historique et ses ombres menaçantes. Écrire un roman d’une telle ambition sans en avoir l’air, voilà une très belle réussite littéraire.

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