Eux aussi sont l’Amérique

Les travailleurs immigrés du Colorado, majoritairement d’origine mexicaine, se sont donné rendez-vous à Denver pour défendre leurs droits. Portraits croisés de ceux qui travaillent dur pour le pays et attendent beaucoup du candidat démocrate.

Xavier Frison  • 9 octobre 2008 abonné·es

«Si, se puede ! » L’expression, barrant les pancartes et scandée par les manifestants, résume tout : cri de ralliement historique du Syndicat unifié des travailleurs agricoles des États-Unis, elle se confond avec le désormais célèbre « Yes, we can ! » de Barack Obama. « Oui, nous pouvons », espèrent les quelque 3 000 travailleurs immigrés – quasi exclusivement mexicains – et leurs soutiens rassemblés en ce matin de fin d’été à Denver. Sous les premiers rayons du soleil, Felix Ortiz, 35 ans, mise modeste, teint buriné par l’errance, attend sagement le départ du cortège derrière une immense banderole de l’organisation We are America, à l’origine de la manifestation. Aux États-Unis depuis deux mois, il ne parle toujours pas un mot d’anglais. « Je viens de Vera Cruz, au Mexique. J’ai une fille née prématurée et je veux gagner de l’argent pour la soigner. Je me donne deux ans et je rentre » , lâche-t-il avec un sourire déjà nostalgique.
Sans papiers, Felix fait partie des dizaines de milliers de Mexicains qui défient tous les ans les pièges mortels de la frontière américano-mexicaine. « Ça a été horrible. J’ai marché une semaine, jusqu’à la frontière, côté Mexique. Ensuite, j’ai pris une camionnette, comme celle-là. [Il pointe un gros 4X4 à sept places.] Nous étions quinze dedans en plus des chauffeurs, avec très peu d’eau. » Échoué à Phoenix, Arizona, il fuit la chaleur étouffante du désert et remonte vers le Nord. Arrivé à Denver, Félix n’a toujours pas trouvé de travail. Il cherche, « dans n’importe quoi ». On quitte un homme un peu perdu, accroché à sa banderole, les yeux dans le vague et des espoirs pleins la tête.

Pour Lili Villalobos, 50 ans, joli petit bout de femme aux mèches châtain clair, le départ vers la terre promise est un lointain souvenir. Arrivée il y a vingt-deux ans avec un visa de touriste de sa bourgade au nord-ouest de Mexico pour rejoindre son mari, elle travaille comme assistante maternelle dans une école de Denver. Lili a acquis la nationalité américaine, possède une assurance santé et a trois enfants, tous nés aux États-Unis. L’un est à l’université, les deux autres en écoles privées. Des cursus très coûteux, de lourds sacrifices à faire. « Je travaille 40 heures par semaine à l’école, et de 20 heures à 35 heures dans un fast-food. » Ces semaines à 75 heures de travail et un mari ouvrier dans l’acier ne suffisent pas à régler tous les frais de la famille.
Quel candidat pourrait améliorer le quotidien de Lili ? « En fait, je n’ai envie de voter pour aucun d’entre eux. Je travaille beaucoup trop, je n’ai pas le temps de m’informer sur les candidats. » Sa collègue, Sarah Malpica, 49 ans, originaire de Vera Cruz, aux États-Unis depuis huit ans, est plus décidée : « Obama est mon favori parce qu’il est comme nous, un immigré » , lâche cette femme un peu boulotte dans un doux mélange d’anglais et d’espagnol. Avec sa carte de résidente de dix ans, elle ne pourra pas voter : « Il y a des tests à passer pour obtenir la nationalité. Dès que mon anglais est assez bon, j’y vais. »
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L’anglais de Daniel Santos, lui, est parfait. À 19 ans, ce grand bonhomme carré, rasé de près, athlétique, curieux et souriant, les yeux barrés de grosses lunettes noires, poursuit des études de médecine du sport. Il est né aux États-Unis mais n’oublie pas les années de galère vécues par ses parents pour *« vivre le rêve américain. Ils sont venus dans les années 1970 de Zacatecas
[sud-ouest de Mexico] pour avoir une meilleure situation et élever leurs enfants. Aujourd’hui, mon père a monté sa boîte de travaux en bâtiment, et ma mère est infirmière. » Côté politique, Daniel soutient Barack Obama : « Il est le meilleur défenseur des travailleurs et il veut ramener les soldats à la maison. »
Décalque tout en féminité de Daniel, Molly Gallegos, 23 ans, est, elle aussi, née aux États-Unis. Tout comme ses parents et ses grands-parents, natifs du Colorado, territoire mexicain jusqu’à la fin de la guerre américaine contre le Mexique, en 1848. « Ce n’est pas nous qui avons franchi la frontière, c’est la frontière qui nous a franchis » , résumera joliment un manifestant. « À 200 % américaine » , Molly, dont les grands yeux noirs dévoilent les origines, se sent tout aussi concernée par les droits des travailleurs immigrés : « C’est l’histoire de ma famille, c’est toujours dans mon sang. » Elle milite pour « améliorer les droits des migrants et rendre la citoye nneté plus accessible à des gens sans qui ce pays ne marcherait pas ». Pour Molly, coordinatrice dans un lobby engagé pour une meilleure justice économique, « Obama devrait clarifier certaines de ses positions, mais, sur le social, il est le meilleur candidat ».
Même réserve de principe pour Linda Larios, 52 ans, casquette blanche et bras chargés de pancartes : « Obama devrait être plus impliqué dans les droits des immigrés, mais je vais voter pour lui. » Le pays est-il prêt, selon elle, à un tel changement ? « Possible. Mais quand je vois comment le racisme a progressé depuis le 11 septembre 2001, je n’en suis pas sûre. Les gens pensent que nous sommes des terroristes et des délinquants. » Arrivée de la ville de Guadalajara en 1975 à Tucson, Arizona, elle a suivi le travail là où il se trouvait : Chicago, Chino en Californie, puis Denver. De ses années américaines, elle retient une chose : « Aux États-Unis, les gens vivent de moins en moins bien. » Chris Fresquez, rédacteur en chef du journal local bilingue El Semanario, présent dans le cortège à titre personnel, ne dit pas autre chose : « L’économie doit aider à améliorer le sort des gens, notamment ceux qui travaillent pour faire ce pays. » Né aux États-Unis dans l’État du Nouveau-Mexique, il soutient Obama sans ciller. Mais sans naïveté : *« Il a tout mon soutien, mais il faudra qu’il applique concrètement ce qu’il promet aujourd’hui. »
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Le cortège aux déguisements tape-à-l’œil, ­désormais bien lancé, égrène ses chants revendicatifs. Une constitution géante des États-Unis passe son chemin, tenue à bout de bras par une dizaine de manifestants. Tout ce petit monde envahit bruyamment l’autoroute, direction le centre-ville. Sans parvenir à masquer un soleil de plomb déjà haut dans le ciel, le gigantesque stade de foot américain tout proche toise les protestataires. Quelques heures plus tard, devant les caméras du monde entier, Barack Obama y prononcera son discours d’investiture. Sous la clameur de 80 000 inconditionnels couvrant l’écho des lointains slogans de la rue.

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