Les Don Quichotte vus par…

Inconnus voici deux ans, les Enfants de Don Quichotte se sont imposés dans le paysage et sont devenus des partenaires pour les associations de lutte contre l’exclusion et le mal-logement. Non sans succès, mais non sans faire grincer quelques dents.

Ingrid Merckx  • 23 octobre 2008 abonné·es

Il y a deux ans, c’étaient des inconnus. Aujourd’hui, ce sont des partenaires incontournables pour les associations en lutte contre l’exclusion et le mal-logement. On dit « Les Enfants de Don Quichotte » ou « les Don Quichotte », comme s’ils étaient de vieux compagnons. Sortis de l’anonymat sans crier gare, les « frères Legrand » se sont imposés dans le paysage en France et au-delà. Étienne Pinte, député (UMP) des Yvelines, chargé par François Fillon d’une mission sur l’hébergement d’urgence, leur donnait du « nos amis les Don Quichotte » lors d’une conférence organisée par Emmaüs le 8 octobre à Paris. Christine Boutin, ministre du Logement, les a plutôt dans le collimateur, et ils le lui rendent bien. L’opinion les apprécie : on trouve à Augustin un air de l’abbé Pierre… Une grande gueule, mais pour une noble cause. Enfin des trentenaires « qui se bougent ». Sans étiquette, ce qui est rare. Suspect ou pratique. Pour les médias, ce sont de « bons clients ». Fougueux, amateurs, maladroits, donneurs de leçon, on entend de tout.

Du côté des sans-abri, difficile de savoir. Mais les anciens du canal ­qui sont encore dans le quartier viennent chaleureusement leur serrer la main. Et certains sont prêts à déclencher des esclandres pour rappeler que, sans les Don Quichotte, « rien n’aurait bougé » . Quant au Collectif des associations unies, il sortirait du « Don Quichotte » comme une ­nouvelle arme, quand il faut – devant ­l’urgence et l’incohérence des politiques publiques – passer à ­l’action.
Méfiance, sympathie, agacement : depuis leur installation avec trois cents personnes sur le canal Saint-Martin en décembre 2006, les Don Quichotte sont ballottés entre plusieurs pôles. Selon qu’on les connaît de loin ou de près, qu’on s’en tient à ce qu’en disent les grands médias ou un groupe précis de travailleurs sociaux. Ils étonnent, détonnent, énervent, revigorent, redonnent espoir… ne laissent pas indifférents. Ils sont passés par toutes les rumeurs et tous les courants : « manipulés par un parti » , soufflait-on au début. « Dans la mouvance droite caritative » , affirment certains, qui croient savoir que leur famille « bourgeoise » est « croyante conservatrice » , voire « catho intégriste » ; et de brandir, pour preuve, un lien de parenté quelconque avec « l’évêque machin »« Empreints d’un discours christo-moralisateur » , jugent les analystes plus politiques. « Extrême-gauchistes » , grimacent ceux que leur mode d’interpellation façon happening activiste bouscule.
Une chose est sûre, le milieu associatif, où ils n’ont pas manqué de faire grincer des dents, leur reconnaît au moins un succès : le coup de booster qu’ils ont flanqué à tout le monde. « Deux types de réactions à leur arrivée, se souvient Patrick Doutreligne, de la Fondation Abbé-Pierre. Qui sont ces types, que viennent-ils faire et critiquer ? Et : le coup de gueule ne pouvait venir que de l’extérieur, de la société civile. » « Citoyens ! » , affichent les Don Quichotte. Aucune appartenance, ni politique ni religieuse, revendiquée. Ça défrise, égare. « Ils ont déclenché un électrochoc salutaire, poursuit Patrick Doutreligne, pour les politiques mais aussi pour les associations. Notre niveau de tolérance était en train d’augmenter. Eux n’étaient gestionnaires d’aucune structure, ils étaient une poignée, ils étaient libres d’interpeller comme ils voulaient. »

L’idée des tentes, c’était le « truc » de Médecins du monde. Les Don Quichotte l’ont repris en reconnaissant cette paternité. Enfants de… Mais, pour l’organisation humanitaire, ils l’ont détourné. Pour beaucoup, ils ont bien fait : les tentes de Médecins du monde étaient une initiative individuelle, les Don Quichotte en ont fait un symbole collectif. Et dynamique. « Ils ont reçu l’adhésion des sans-abri et ont réussi à déclencher une solidarité entre eux, explique Doutreligne. Nous, on était dans la médiation avec les pouvoirs, eux étaient dans la rue, avec les gens de la rue. » « Ils ont invité les exclus à s’organiser, souligne Didier Cusserne, d’Emmaüs. Mais, ce faisant, ils ont suggéré que les associations accueillant les sans-abri étaient quelque part complices du système et pas vraiment proches de leur public. » D’où des crispations.
« Mais personne n’imaginait une telle réaction citoyenne en faveur des plus exclus, s’enthousiasme Didier Cusserne. Elle est le reflet du sondage d’Emmaüs révélant qu’un Français sur deux redoute de devenir SDF. » Mais eux, qui étaient-ils ? « On est allés les voir, se souvient Pierre Levéné, du Secours catholique. L’honnêteté de leur démarche nous a surpris. On est passés sur les critiques en découvrant des gens sincères. Ils nous ont dit : “C’est vous les experts.” On les a aidés. Ils avaient besoin des associations. Et nous, malgré notre sérieux et nos rapports répétés, nous n’étions plus entendus. Ils représentaient une association jeune, restreinte, avec une incroyable capacité à se faire médiatiser. En outre, ils ont vite été reconnus par les pouvoirs publics. On y a vu un bon canal. Ils ont rapidement coprésidé des réunions d’urgence. » Le 15 décembre 2007, à Notre-Dame, le Secours catholique, Emmaüs et la FAP prenaient « le risque d’une opération plus brutale avec eux ». Un collectif était né. Depuis, « un énorme travail commun a été accompli, se félicite Pierre Levéné. Des fédérations comme la Fnars et l’Uniops ont permis que le ciment prenne. C’était dans notre culture de nous réunir, comme en 1988 pour le RMI, mais les Don Quichotte nous ont aidés à renouveler les modes d’action. »

Si les « caritatifs » et les « humanitaires » se sont sentis remusclés, le DAL, lui, s’est un peu fait voler la vedette. Les « coups médiatiques », c’était son créneau. Il y a donc d’abord vu une concurrence des ­luttes, comme au moment de la rue de la Banque. Avant des convergences possibles. On trouve des ressemblances, pourtant, entre les Don Quichotte et le DAL. On leur adresse des reproches similaires, comme : jusqu’où peut-on instrumentaliser les pauvres ? Pour Didier Cusserne, « ils sont dans l’interpellation, mais sans la culture de l’interpellation. Ils ont lancé un camp, mais sans avoir les outils du travail social. Sur le canal, on a craint des catastrophes ». Il y en a eu. Des overdoses, des heurts avec des militants. Ce qui fait dire à certains : « Les toxicos et les sans-papiers se sont fait virer du campement. » Les Don Quichotte démentent. Mais la rumeur a circulé et leur a fait du tort. On dit qu’Augustin aurait été « violent » avec ceux qui ne respectaient pas les règles. « Il faut des règles sur un tel campement, tempère Didier Cusserne. Mais ils n’étaient pas taillés pour faire face à des grands marginaux, des gens violents, des dealers. Ils sont arrivés frondeurs dans un univers compliqué. »

Et fallait-il vraiment un leader ? Il aurait mieux valu que les pauvres s’organisent entre eux, regrette un « résistant aux expulsions qui milite pour la réappropriation des espaces par les gens » . Sans chef. Il trouve l’action des Don Quichotte positive. Mais ne partage pas « la même philosophie » . « Maintenant, les flics virent les tentes. Pourquoi ne pas avoir élargi la réflexion aux autres modes d’habitat ? Aux espaces partagés, aux squats ? » Dépassés par le mouvement, les frères Legrand ont dû improviser. Augustin avait quitté le camp pour un tournage et passé la casquette à son frère : son « départ » a été critiqué. Faut assumer. Et penser aux conséquences d’une telle action. Ils ont retenu la leçon. Ne se sont pas défilés. « Et n’ont rien gagné personnellement dans cette histoire » , précise Pierre Levéné.
Maintenant ? Ils entament leur « troisième année ». L’avenir est incertain. Selon Patrick Doutreligne, « leur système est trop petit, trop familial. Ils misent tout sur leur investissement personnel. Ils vont s’épuiser, devoir se professionnaliser ou arrêter ». Jean-Baptiste Eyraud, du DAL, regrette qu’ils s’en tiennent à « des propositions minimales sur le logement » . « Ils nous ont attaqués sur les réquisitions. Nous voulons utiliser tous les moyens existants. Eux se contentent de mesurettes » , explique-t-il en rappelant que le DAL a lancé, avec d’autres, une Caravane contre la crise du logement, et réclame le retrait de la loi Boutin. « Les actions coup-de-poing, ça ne marche pas à tous les coups, objecte Pierre Levéné. Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est qu’on retrouve cette forme d’organisation citoyenne ailleurs, comme avec le Réseau éducation sans frontières ou le Cercle du silence, qui défend les sans-papiers. » Bonne nouvelle : « On voit poindre de plus en plus de mobilisations spontanées. »

Société
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