Les résistants du travail

En dépit des idées reçues, la conflictualité sociale augmente en France. Trois livres analysent les formes contemporaines de lutte portées au quotidien par les salariés.

Pauline Graulle  • 23 octobre 2008 abonné·es

On la dit dépassée, écrasée, émiettée. Morte et enterrée. « Désormais, quand il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit » , se félicitait même récemment Nicolas Sarkozy. Comme si la lutte n’existait plus. Et pourtant, la contestation perdure bel et bien. Vivace, inventive, constructive, même ! Derrière l’apparente anesthésie du corps social et la désyndicalisation, loin des grandes grèves médiatiques ou de spectaculaires actions « coup-de-poing », les révoltes germent ici et là. Encore faut-il prendre la peine d’en chercher les traces dans les open spaces ou au détour d’une chaîne de montage. À mille lieues des mobilisations grandioses ou mythiques portées en « une » des journaux, trois ouvrages sont allés débusquer dans les entreprises françaises les micromobilisations, les petites rébellions du quotidien trop souvent négligées par les médias et la littérature scientifique. Et, surtout, ignorées voire niées par le champ politique.

Illustration - Les résistants du travail


Des salariés de l’usine Michelin de Roanne bloquent l’entrée du site le 9 mai 2006. Merle/AFP

Comme le rappellent Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud et Jérôme Pélisse, auteurs de La lutte continue ? – le point d’interrogation de rigueur est d’ailleurs vite évacué –, « le repérage des conflits n’est évidemment pas une opération neutre, il est en lui-même un enjeu de luttes entre différents agents sociaux situés dans le champ politique, mais aussi dans celui des relations professionnelles, et, à un niveau plus micro, dans l’entreprise » . Empoignant leur bâton de pèlerin, les cinq chercheurs ont d’abord mené une enquête [^2] visant à analyser toute la palette des ­formes contemporaines de mobilisation sociale, qui ne se réduit pas aux seules grèves.
Le constat est éloquent. Non seulement la contestation « traditionnelle » avec arrêt de travail ne s’essouffle pas, mais on note la montée en puissance d’anciennes pratiques du conflit, réactualisées : débrayages (quelques heures d’arrêt de travail), grèves perlées (baisse volontaire des cadences), grèves du zèle (s’en tenir uniquement au règlement), boycott des réunions, absentéisme, refus des heures supplémentaires, recours aux prud’hommes… Ponctuelles, hétérogènes et souvent à la lisière de l’individuel et du collectif, ces formes de refus, « parfois tolérées, acceptées, voire partagées sans être “dites” pour autant » , apparaissent moins coûteuses et moins dangereuses aux yeux d’un salariat malmené et précarisé. Loin de s’opposer au principe de négociation et à l’engagement syndical, elles nourrissent au contraire un terreau fertile sur lequel pourront pousser, le temps venu, les ra­cines d’une action collective au long cours.

Autre révélation de l’enquête, si le secteur industriel demeure le territoire le plus favorable à une contestation structurée, les ­luttes s’étendent à des contrées encore inexplorées du monde du travail. C’est ce que montrent David Courpasson et Jean-Claude Thoenig, auteurs de Quand les cadres se re­bellent, en nous entraînant sur un champ de bataille encore méconnu à travers sept histoires de rébellion en entreprise. Une demi-douzaine de cadres tout ce qu’il y a de conformistes qui ont un jour brusquement décidé de dire « non » pour redevenir sujets de leur existence au travail. Ils forment une nouvelle génération de professionnels « qui ont été jusque-là les plus conformes à ­l’image d’Epinal du cadre à haut potentiel et qui ont, depuis cinq ou dix ans, tout donné à leur travail. Ils se recrutent parmi les viviers d’où sortent les élites de demain. Simplement, un jour, ils se rebiffent » . Au cœur de la révolte, le refus de sacrifier sa vie privée sur l’autel de la réussite professionnelle, les conflits de valeurs et les contradictions permanentes nées des absurdités du néomanagement, ou encore les définitions antagonistes du travail « bien fait ».
Il y a Jean-Paul, 33 ans, chef d’un département de travaux, qui refuse de prendre la tête d’un programme de licenciement et finit par démissionner, laissant derrière lui un collectif de travail ébranlé. Ou Antonin, directeur d’une agence bancaire, devenu le héros malgré lui d’un mouvement de dénonciation du dispositif d’évaluation de la performance en vigueur dans son entreprise. Autant d’illustrations de la contestation comme processus de réappropriation de l’organisation du travail dans le but de remédier à ses dysfonctionnements. Et non comme remise en cause radicale du système.
Des démissions en série aux constitutions éphémères de groupes de lutte, il s’agit moins de « coups d’État » dans l’entreprise que de se réapproprier – pour un temps au moins – un « pouvoir d’agir » confisqué par l’idéologie managériale.

Pourtant, on aurait tort de réduire ces pas­sages à l’acte à de banals procédés de sauvegarde de son intégrité personnelle, à quelques pathologies singulières ou « pétages de plombs » isolés. Ils sont des sursauts salutaires, laissant derrière eux des traînées de poudre qui n’attendent que la prochaine étincelle pour, un jour peut-être, dynamiter l’apparent consensus social. « Les résistances sont certainement ambiva­lentes, et coexistent avec des pratiques qui permettent d’ajuster, d’aménager et de se réapproprier (partiellement) les situations de travail » , souligne ainsi l’historien et sociolo gue Stephen Bouquin, qui a coordonné l’ouvrage Résistances au travail, paru aux éditions Syllepse. « Elles se distinguent toutefois de ces dernières dans ce qu’elles représentent des formes d’opposition, de refus de se conformer ou de se plier, bref, de consentir au point de ne plus exister » , précise-t-il. Il faut dès lors considérer les stratégies d’ « exit » comme des formes de lutte en bonne et due forme.

C’est ce qu’a observé dans le même ouvrage Isabelle Farcy, qui a posé son regard de sociologue sur le monde implacable de l’intérim : les pauses clandestines, les « planques » dans les ateliers, le refus de missions jugées dégradantes, ou le travail en « coulage », consistant par exemple à subtiliser des pièces de l’usine pour les revendre et en tirer un petit pécule, sont légion chez les jeunes intérimaires.
Ces pratiques « déviantes » sont doublées dans certains cas d’un « mode de fonctionnement intégrant des formes de solidarité entre intérimaires sinon avec la catégorie des permanents de l’entreprise » . À travers ces pratiques, ces travailleurs mettent en place des résistances psychiques permettant de « tenir le coup », mais qui participent aussi, à un niveau plus politique, à la constitution d’une communauté solidaire pour résister ­ensemble à l’exploitation.
À ceux qui pensent que maintenir une société pacifiée revient à étouffer les voix de la protestation, ces trois ouvrages répondent, unanimes : parce qu’il fait partie intégrante du monde du travail, le nourrit et le construit, le conflit survit toujours. En débordant des interstices de la domination.

[^2]: Enquête « Relations professionnelles et négociations d’entreprise », conduite entre 2000 et 2004 pour le compte de la Direction à l’animation de la recherche et des études statistiques (Dares).

Idées
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