« Livrer à l’histoire ce qui s’est réellement passé »

Journaliste à La Repubblica Mario Calabresi
est le fils du commissaire
assassiné en 1972 en Italie, après une violente campagne de l’extrême gauche.
Dans un livre, il revient sur son enfance et sur les vies brisées
des autres victimes
des années de plomb.

Olivier Doubre  • 16 octobre 2008 abonné·es

Vous avez commencé l’écriture de ce livre à 37 ans. Pourquoi pas avant ?

Mario Calabresi : Je l’ai en effet écrit à 37 ans, et il est sorti la même année, en 2007. Cela faisait sept ou huit ans que ­j’avais envie de l’écrire. J’en ressentais la nécessité. Mais c’est seulement quand cette nécessité personnelle s’est associée au fait que le climat en Italie s’était un peu apaisé sur les années 1970, permettant de discuter de ce sujet avec davantage de sérénité, que j’ai pu en initier l’écriture.
Par ailleurs, une fois le livre terminé, plusieurs éléments significatifs me sont apparus. Le premier était qu’entre-temps, j’étais devenu « plus grand » que mon père : lorsqu’il est mort, il n’avait pas encore 35 ans. Le deuxième est que j’ai écrit ce livre pendant que ma femme attendait nos ­jumelles, et je crois qu’avant de devenir père moi-même, je devais mettre en ordre d’une certaine façon l’histoire de mon père et ma relation avec elle.

Illustration - « Livrer à l’histoire ce qui s’est réellement passé »


Le hall de la Banque d’agriculture de la Piazza Fontana à Milan, après l’attentat du 12 décembre 1969. AFP

Il est aisé de comprendre votre ressentiment vis-à-vis des terroristes qui ont frappé votre famille et celles des autres victimes que vous avez rencontrées pour ce livre. Mais on sent aussi une amertume par rapport à la façon dont ­l’État italien s’est comporté à votre égard. Comment cela s’est-il passé et les choses se sont-elles améliorées depuis ?

Pendant des années, l’État italien a eu la même attitude vis-à-vis de toutes les familles de victimes, c’est-à-dire un certain oubli, une omission, voire un refoulement. ­Certes, il y avait des cérémonies au moment des anniversaires des assassinats, les familles recevaient une couronne de fleurs… mais, à part cela, on sentait un désintérêt, qui touchait également les journaux et les télévisions. Ce comportement de l’État a été ressenti d’autant plus durement par les familles que la plupart des personnes tuées en étaient des serviteurs : des policiers, des carabiniers, des juges, des gardiens de prison, des médecins des hôpitaux publics, etc. Les choses ont commencé à changer avec le président Ciampi [président de la République de 1999 à 2006, ndlr], qui a montré son intérêt pour la douleur des victimes, puis avec le débat dans l’opinion et dans les journaux provoqué par mon livre. L’actuel président Napolitano s’est ensuite beaucoup investi pour que le Parlement adopte la loi fixant une Journée de la mémoire pour les victimes du terrorisme et des massacres [^2] le 9 mai, et, cette année, toutes les familles ont été pour la première fois invitées au Quirinale [palais de la présidence de la République italienne, ndlr]. Ce fut un geste très apprécié par les parents de victimes…

Vous expliquez que vous et votre famille n’avez jamais été animés par l’idée de vengeance. Pour en venir au procès ­d’Adriano Sofri et des deux autres inculpés [^3], croyez-vous à leur culpabilité ?

Nous avons été à leur procès sans idées préconçues. Nous ne savions pas s’ils étaient les auteurs du meurtre ou non. Il faut préciser que ces procès ont commencé plus de dix-huit ans après la mort de mon père, et nous nous étions depuis longtemps résignés à l’idée que nous ne saurions probablement jamais qui étaient les responsables de sa mort. Nous nous sommes donc rendus au tribunal avec curiosité, pour voir ce qui allait en sortir, et nous avons suivi les débats du premier au dernier jour. C’est grâce à eux que j’ai aujourd’hui la conviction que c’est Lotta Continua qui a tué mon père. Les juges de ces procès, qui ont eu lieu à Milan, sont reconnus pour leur sérieux et ont, pour une bonne part d’entre eux, participé aux procès « Mains propres ». Tout le monde, dans ce cas, a soutenu les juges, mais quand il s’est agi par la suite de Sofri, Pietrostefani et Bompressi, il y a eu des insinuations dans la presse parlant d’un procès politique et mettant en doute le sérieux de ces magistrats. Cela n’a pas de sens ! En outre, en ce qui concerne Sofri et les deux autres inculpés, dont aucun aujourd’hui n’est plus incarcéré (Sofri est sorti, Pietro­stefani est en France, et Bompressi a été gracié pour raisons de santé), la question de leur emprisonnement n’a jamais été notre véritable motivation : ce qui nous intéressait était de livrer à l’histoire ce qui s’est réellement passé.

La condamnation de Sofri a choqué beaucoup de gens, en France également, et les campagnes de soutien en sa faveur ont rencontré un large écho dans l’opinion publique hexagonale. Quelle fut votre réaction sur ce point ?

Je n’ai jamais commenté les campagnes qui ont été faites pour Sofri en Italie, je ne vais pas me mettre à commenter celles qui ont eu lieu en France. Sur la question de la grâce, notre position a toujours été de dire que ce droit devait être du seul et unique ressort de l’État, s’il juge que cette décision sert l’intérêt général. J’écris dans le livre que, dans un État de droit, il est hors de question de demander préalablement leur avis aux familles des victimes, comme dans un système médiéval. Quant à la France, j’ai toujours été étonné qu’on y considère les anciens terroristes comme des exilés ou des réfugiés. L’Italie des années 1970 était certes un pays plein de défauts avec un État aux nombreux aspects obscurs, mais bien une démocratie. Ce n’était pas le Chili de Pinochet. Il y avait le PCI de Berlinguer, de grands syndicats, des juges attachés à la démocratie, des hommes politiques comme Aldo Moro. On ne peut donc pas considérer que ces gens ont fui un pays en pleine guerre civile où régnait une répression féroce. Ils se sont enfuis parce qu’ils avaient commis des actes de terrorisme. Ma position n’est pas de dire que, trente ans après, il faut les mettre tous en prison, mais la vision répandue en France les présentant quasiment comme des victimes ne correspond pas à la réalité. La réalité est qu’en Italie, durant ces années-là, près de 400 personnes ont été tuées du fait d’actes terroristes ou de massacres aveugles. On ne peut pas faire comme si cela n’était pas vrai.

Mais vous comprenez qu’on puisse penser qu’il est inutile de les extrader aujourd’hui et de détruire leur réinsertion sociale et leurs familles, malgré ce qui s’est passé à l’époque ?

Aujourd’hui, je comprends parfaitement qu’on s’inquiète pour Cesare Battisti ou Marina Petrella, pour leurs familles, pour ce qu’ils ont construit en France et – de manière tout à fait justifiée – pour les filles de Marina Petrella, notamment la plus jeune, qui a 10 ans. Je comprends la douleur et le sentiment de gâchis provoqués. Et, moi non plus, je ne sais pas ce que changerait le fait d’envoyer Marina Petrella en prison
[^4]

. Cependant, je m’attendrais de la part de toutes les personnes qui défendent Battisti ou Petrella, qui démontrent leur sensibilité à leur égard, qu’elles en manifestent également pour la peine que ces deux personnes ont causée en Italie. Je ne comprends pas qu’on leur accorde de la compassion sans penser aux familles des gens qu’ils ont blessés ou tués. Je voudrais juste que les ex-terroristes reconnaissent leurs responsabilités et montrent qu’ils ont compris la portée de leurs actes.

[^2]: Les « massacres » désignent en italien les attentats aveugles commis par les groupuscules d’extrême droite, souvent manipulés par les services secrets italiens pour créer un climat de peur dans la population et favoriser le passage à un État autoritaire.

[^3]: Sofri, Pietrostefani et Bompressi étaient les dirigeants de l’organisation d’extrême gauche Lotta Continua (LC) dans les années 1970. Après la mort de l’anarchiste Pinelli, injustement poursuivi pour l’attentat de Piazza Fontana, qui tomba du quatrième étage du commissariat central de Milan, LC lança une violente campagne contre le commissaire Calabresi, qui mena l’enquête mais n’était pas dans la pièce lorsque Pinelli se défenestra. En 1988, Marino, un ancien de LC repenti, accusa les trois dirigeants d’avoir commandité et exécuté le commissaire. Ils furent condamnés à vingt-deux ans de prison ferme.

[^4]: L’entretien a été réalisé avant la décision de la France de ne pas extrader Marina Petrella.

Idées
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