Un homme fragile

Philippe Adrien met en scène un « Ivanov » de Tchekhov limpide et sombre, servi par des interprètes magnifiques.

Gilles Costaz  • 16 octobre 2008 abonné·es

Le personnage de Tchekhov, Ivanov, est-il « le type même du sujet masculin des temps modernes » , comme le dit Philippe Adrien, au moment où il monte la pièce qui porte en titre le nom de cet antihéros ? Dans cette première œuvre théâtrale de l’écrivain russe, on y a plutôt vu une image de ces intellectuels du XXe siècle sachant penser et ne sachant pas agir. Mais Adrien a raison au moins sur les relations de l’homme avec les femmes : Ivanov est moins fort qu’elles, et ne sait se décider. Cette histoire d’un homme fragile à l’extrême rompt avec le cliché du mâle triomphant. Ivanov ne balbutie pas sentimentalement comme une figure d’un film de Truffaut ou de Rohmer, mais il en a la perpétuelle hésitation.

Le sujet est plus vaste : cet Ivanov anime une propriété agricole qu’il laisse aller à vau-l’eau, indifférent aux exhortations de son métayer prêt à toutes les malhonnêtetés pour prendre le dessus sur les voisins. Il devrait se soucier de sa femme malade : il l’a arrachée à un milieu juif conservateur et résiste à l’antisémitisme qui l’entoure. Mais il est peu sensible à ce mal qui va finir par tuer son épouse. Une autre femme est éprise de lui. Quand il sera veuf, il la demandera en mariage, mais sans croire à l’avenir, puisqu’il se donnera la mort.
Philippe Adrien, qui aime à trouver le sens caché des œuvres, s’intéresse depuis longtemps à Tchekhov, mais il n’avait sans doute pas atteint à cette vérité et à une telle limpidité avant cet Ivanov , dont il détaille toute la ­partition et fait vibrer chaque personnage. Le décor gris, sombre, dessiné par Jean Haas, est un monde aussi mental que physique : il est la tristesse tchékhovienne et il est la vie villageoise. Dans cet espace qui ­s’agrandit et se transforme, la mise en scène suit finement, patiemment, mais sans lenteur, le cheminement incohérent d’Ivanov, qui ne croit pas en Dieu et ne croit pas davantage en lui-même. L’interprète, Scali Delpeyrat, sait être gris et brûlant, froid et passionné, banal et poignant. Rien à voir avec le Hamlet qu’il incarna naguère, toujours sous la direction d’Adrien, mais à la même altitude !

Et il y a tous les autres car, en ces temps de crise, on donne encore des pièces avec douze acteurs à la Tempête de la Cartoucherie ! Si Ivanov joué par Delpeyrat tend à l’abstraction spirituelle, ses partenaires sont le concret même. Florence Janas, Alexandrine Serre, Lisa Wurmser, Jana Bittnerovna ont la brûlure de l’âme, ou celle de l’appétit de vivre. Jean-Pol Dubois porte tout un monde avec lui. Étienne Bierry a une incroyable densité dans sa façon de donner son existence au personnage secondaire de Lebedev (et l’on admire que l’acteur-directeur du théâtre de Poche-Montparnasse vienne rejoindre cette équipe le temps d’un grand spectacle d’automne). Ce brassage d’interprètes si divers est magnifique.

Culture
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