Une mosquée… mais pas de syndicat

Dans « Dernier Maquis », situé dans une usine de la grande banlieue parisienne, Rabah Ameur-Zaïmeche filme les rapports de forces au sein du monde du travail, croisant l’opposition de classes et la religion.

Christophe Kantcheff  • 23 octobre 2008 abonné·es

L’un des films français les plus forts de cette année, Dernier Maquis, a été tourné avec un tout petit budget, sans chaîne de télévision, sans même l’avance sur recettes [^2]. Sur le papier, ce sont des conditions financières que la plupart des producteurs jugeraient impossibles, et qui les empêcheraient de s’engager dans une telle aventure. Pourtant, le film non seulement existe, mais, à l’écran, ne fait pas cheap , bien au contraire. C’est que son réalisateur, Rabah Ameur-Zaïmeche, en est aussi le producteur, par l’intermédiaire de sa société, Sarrazink productions, et qu’il a su adapter l’esthétique du film à son économie. Autrement dit, Rabah Ameur-Zaïmeche, en apportant un démenti à la logique économique en vigueur dans le cinéma, a réussi à renverser le rapport de forces qui devait le dominer.
Ici, tout est cohérent. Car cette petite histoire du film est emblématique de ce qu’il met en scène : les rapports de forces au sein du monde du travail. Plus précisément dans une usine de palettes, ces objets sans noblesse servant à transporter les marchandises (tout un symbole), située quelque part dans la grande banlieue parisienne. Si les documentaires à thèmes sociaux abondent – au point qu’ils ont tendance à devenir la norme du genre – les longs-métrages de fiction sont moins nombreux, surtout ceux qui racontent les relations entre employés et employeurs.

Illustration - Une mosquée… mais pas de syndicat


Le rouge des palettes annonce la couleur : il y aura de la colère, de la rébellion. DR

Mais Dernier Maquis n’est ni Ressources humaines (Laurent Cantet, 1999) ni Violence des échanges en milieu tempéré (Jean-Marc Moutout, 2004), deux films marquants sur le sujet. Si Dernier Maquis s’en distingue nettement, c’est parce qu’il croise au sein de l’entreprise deux données comme jamais on ne l’a fait dans le cinéma français : l’opposition de classes et la religion. C’est ce qui explique pourquoi le troisième film de Rabah Ameur-Zaïmeche, après Wesh Wesh et Bled Number One , paraît neuf, en plus d’être extrêmement contemporain. Le film résonne avec notre époque, et propose des représentations de figures du réel qui, jusqu’ici, manquaient.

Dernier Maquis met donc face à face, dans ce lieu unique qu’est cette usine de pa­lettes uniformément rouges, un patron, Mao, et ses ouvriers, caristes ou mécaniciens, dont la plupart sont « issus de l’immigration », Maghrébins ou Africains. Le patron, joué par Rabah Ameur-Zaïmeche, est lui aussi arabe. Ce qui pourrait expliquer son paternalisme presque outrancier, sa volonté appuyée d’être « aimé » par ses employés. Mais le paternalisme, on le sait, s’accompagne d’une forme de contrôle, d’une pression réelle mais dissimulée sur le travailleur. Une séquence, tôt dans le cours du film, résume ce qui se joue au sein de cette entreprise. « T’as pas l’air content » , dit Mao à l’un de ses ouvriers, qui répond : « Oui, je suis content » . Commentaire du patron, souriant : « T’es content ? C’est bien. Merci. T’as intérêt. »
« T’as intérêt » ? Drôle de phrase, gentiment menaçante. Mais Mao pourrait la justifier car son employé, en effet, a de quoi être content : son patron a investi dans l’édification d’une mosquée sur le lieu de travail, et celle-ci est désormais prête à les accueillir. « La religion, opium du peuple », disait Marx. Et c’est effectivement sur le sentiment de reconnaissance de ses ouvriers que joue Mao. Mais celui-ci est réel, car ils ont désormais un lieu de prière abrité, consacré, digne de leur foi. Une situation montrée dans toute sa complexité, et l’on sait gré à Rabah Ameur-Zaïmeche d’avoir exclu clichés et simplifications.
Par exemple, la contestation viendra des ouvriers musulmans pratiquants (et non de la part d’ouvriers non-croyants, ce qui ouvrirait une opposition laïcité/religion, hors de propos ici). Une contestation qui porte, à l’issue d’une séance de prière dirigée par l’imam de l’usine, sur le mode de désignation de celui-ci. Le patron l’a nommé sans concertation, alors que les contestataires, minoritaires, auraient souhaité que chacun puisse participer à son choix. « Comme il est dit dans le Coran » , précisent-ils… Il n’est pas anodin non plus que cette controverse se déroule dans l’enceinte de la mosquée, qui se transforme alors en espace de débat démocratique.
Dernier Maquis ne verse donc jamais dans le film à thèse, au discours univoque, tout en tournant autour d’une question éminemment politique : dans quelle mesure la religion est-elle utilisée pour assurer la paix sociale ? Rabah Ameur-Zaïmeche signe une œuvre magistrale parce qu’il a su laisser respirer son film, accorder à ses personnages une complexité en ne les réduisant pas à leur caricature, trouver une liberté de ton qui laisse le spectateur disponible à l’humour ou à la beauté plastique.
Ainsi la séquence où le cynisme de Mao pourrait apparaître révoltant, insup­portable, prend-elle une dimension comique inattendue. Alors qu’il recommande à l’imam (Larbi Zekkour) de surveiller les mécaniciens de mauvaise influence et de faire comprendre à tous que les séances de prière sont obligatoires – « sinon, je fais sauter les primes » –, celui-ci, totalement bluffé, est dépassé dans ses capacités prosélytes. De même, Ameur-Zaïmeche a créé un personnage burlesque avec Titi, le cariste (Christian Milla-Darmezin), tout frais converti à l’islam, qui, dans sa grande naïveté, projette déjà de devenir imam.

La découverte d’un ragondin dans une fosse de réparation ouvre sur un épisode plus étonnant encore. Non seulement les hiérarchies entre ouvriers et patron s’évanouissent autour de cette bête proprement déplacée, incongrue. Mais le film prend une tournure presque animalière, et même panthéiste quand il s’agit de remettre le rongeur dans son milieu naturel. Un des mécaniciens, Géant (Sylvain Roume), dénommé ainsi pour sa grande taille, s’est installé sur une barque, le ragondin en cage, et glisse dans la quiétude de la petite rivière attenante. C’est la seule échappée hors du huis clos de l’usine, mais le renversement d’ambiance est total. On pense à Renoir, à la sensualité de la campagne, au déjeuner sur l’herbe. Un miracle.
Mais c’est le même Géant qui dira plus tard à ses deux camarades mécaniciens (interprétés par Salim Ameur-Zaïmeche et Abel Jafri) entrant en conflit avec Mao, qui a décidé de fermer l’atelier mécanique de l’usine : « Ils construisent des mosquées mais ils ne nous laisseront jamais faire un syndicat ici. » Retour à la réalité. Le rouge des palettes empilées, d’un effet esthétique à toute épreuve, annonçait la couleur : il y aura de la colère, peut-être du sang, en tout cas de la rébellion. Le dernier maquis s’organiserait-il ? Le film le suggère. Et pourtant, il semble que les jeux soient faits. Il y a une autre expression pour dire cela : le rouge est mis.

[^2]: Une fois n’est pas coutume, indiquons ici les partenaires financiers de Dernier maquis, et saluons-les : la Région Île-de-France en premier lieu, ainsi que le Fonds images de la diversité et l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances, avec la participation du CNC.

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