Condamnés au pénal

Une circulaire restreint l’activité de la Protection judiciaire de la jeunesse au pénal. Ce qui remet en cause la double compétence des professionnels du secteur, et affaiblit les mesures éducatives et la prévention de la délinquance.

Ingrid Merckx  • 6 novembre 2008 abonné·es

*Lire aussi **« Il faut lutter contre l’enfermement »*

Personne ne peut mettre un enfant ou un adolescent dans une seule case. Jusqu’ici, en France, un jeune délinquant pouvait aussi être un jeune en danger. Et un jeune qui commet un délit, également un jeune à protéger. Cette conception qui fonde la justice des mineurs depuis 1958 est en train de basculer. En effet, une circulaire d’orientation budgétaire diffusée avant l’été et devenue active en septembre annonce le positionnement exclusivement au pénal des services de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Issue de l’ordonnance de 1945 qui institue un droit pénal spécifique pour les mineurs, la PJJ est une administration historiquement tournée vers le pénal. Jusqu’en 1958, seuls les mineurs ayant commis un délit pouvaient être protégés par l’institution judiciaire et bénéficier d’une mesure éducative. Les « délits prétextes » permettant d’étendre le suivi de l’enfance en difficulté étaient ainsi monnaie courante. Mais l’ordonnance de 1958 relative à la protection de l’enfance et de l’adolescence en danger a pourvu la PJJ d’une double compétence, pénale et éducative. L’une prenant le relais de l’autre. Cette double compétence représente le « meilleur outil de prévention de la délinquance » , martèlent les professionnels de l’enfance en danger. Le 24 octobre, certains d’entre eux, juges pour enfants, psychologues de la PJJ, éducateurs, se sont réunis à Paris dans les locaux du Sneps-PJJ/FSU, principal syndicat de la PJJ, pour mettre en garde contre la menace qui pèse sur la double compétence. Selon le Sneps-PJJ/FSU, la récente circulaire vient confirmer « l’orientation sécuritaire de notre administration dans le traitement de l’enfance maltraitée » . Avec ceci de pernicieux que le ministère préfère maquiller cette orientation politique en décision budgétaire.

Illustration - Condamnés au pénal


Un jeune détenu dans un établissement pénitentiaire pour mineurs.
Robine/AFP

Question de contexte : l’heure est à l’escalade des textes répressifs à l’égard des mineurs délinquants. Dans la droite ligne des lois Perben I et II (instaurant la création d’établissements pénitentiaires pour mineurs, voir entretien) et de la loi sur la prévention de la délinquance, la ministre de la Justice, Rachida Dati, a fait passer, le 5 mars 2008, une loi sur les peines planchers pour les mineurs récidivistes. En outre, elle a chargé, en avril, la commission Varinard de réformer l’ordonnance de 1945. Son rapport doit être rendu public dans les jours qui viennent, mais ­d’aucuns craignent déjà une remise en cause de la primauté des mesures éducatives sur les ­peines. Parallèlement, le gouvernement a vu deux tentatives échouer. La première consistait à proposer aux juges pour enfants de renoncer, à titre expérimental, à leur ­double compétence. « Sans succès, témoigne Hélène Franco, juge des enfants à Bobigny et secrétaire générale du Syndicat de la magistrature. Preuve qu’il ne s’agit pas de défendre un statut, mais bien d’affirmer la prééminence de ce principe au cœur de notre métier. » La deuxième prévoyait, par le biais de la loi de décentralisation de 2004, d’expérimenter le transfert de mesures éducatives de la PJJ aux départements. Sans succès non plus.

La réforme de la PJJ n’arrive pas par hasard. « Pour justifier le passage à 100 % au pénal de la PJJ d’ici à trois ans, le directeur de cette administration invoque la clarification des rôles et des compétences entre les conseils généraux et l’État », explique Maria Inès, co-secrétaire nationale du Sneps-PJJ-FSU. L’aide civile à l’enfance était jusqu’à maintenant répartie entre la PJJ, les conseils généraux et le secteur associatif habilité. En recentrant la PJJ sur l’enfance délinquante, la ­directive reporte sur le département une charge qu’il partageait avec l’État, qui, ainsi, se désengage. Les conseils généraux doivent déjà rogner sur des services « facultatifs », comme des fils d’écoute pour mineurs ou des accueils mère-enfant. La directive qui frappe la PJJ n’est autre qu’un nouveau volet de la révision générale des politiques publiques. Ce qui signifie des postes en moins, des fermetures de centres PJJ, mais, surtout, ­l’abandon immédiat de mesures ­éducatives. Évidemment non sans conséquences pour l’enfance en difficulté.
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« Aujourd’hui, on ne peut pas placer un enfant en danger s’il a déjà été placé une fois comme délinquant ! »* , a alerté Catherine Sultan, magistrate et présidente de l’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille. Le recentrage de la PJJ se traduirait pour les jeunes par un ballottage de service en service, un abandon de suivi, voire une absence totale de suivi. Exemple dans le Val-de-Marne, où cette réforme laisserait 150 jeunes déjà suivis sur le carreau. Et 150 autres non suivis. Soit 300 jeunes au total échappant à la vigilance des éducateurs. Sauf à commettre un délit… « Les gamins non pris en charge au civil, on va les retrouver au pénal, a alerté Catherine Sultan. C’est une manière de fabriquer de la délinquance. La société peut-elle prendre ce risque ? » « Même les ados qui n’ont pas commis de délit risquent de se retrouver au pénal » , a renchéri un éducateur, inquiet, comme beaucoup, de la multiplication des systèmes de renseignements de fichiers visant à « repérer les délinquants ». « Toute la machine judiciaire se ­retrouve au service d’une politique d’exclusion sociale », s’est insurgée Lysia Edelstein, psychologue à la PJJ, en rappelant les conséquences d’un enfermement sur le développement d’un adolescent : remise en cause des processus identificatoires, interruption dans l’apprentissage de l’autonomie (en milieu fermé, plus besoin d’autonomie), et désinsertion sociale. « Cette prétendue réforme administrative a un fond philosophique : mettre fin à l’articulation entre l’aide et la sanction. » Comment maintenir cette articulation ? Sur le terrain, les professionnels de l’enfance en difficulté « font de la résistance » et commencent à s’organiser. En attendant, l’espoir porte sur la « légalité douteuse » de la circulaire, qui s’oppose aux textes réglementaires sur le fonctionnement de la PJJ. Ce texte peut-il primer sur la loi ?

Société
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