L’art de cuisiner la langue

Tandis qu’on réédite Escoffier, Mark Crick propose de savoureux pastiches autour de la table.

Jean-Claude Renard  • 27 novembre 2008 abonné·es

C’est Auguste Escoffier qui va maudire. Retourné dans sa tombe. Escoffier, père de la cuisine moderne. Grand codificateur. Une place pour toute chose, chaque chose à sa place. Féru des poids et mesures, farouche aux approximations. Dans l’entre-deux guerres, il emboîte le pas du taylorisme, réforme l’organisation du turbin : le garde-manger, responsable de l’approvisionnement ; l’entremettier, chargé des potages et desserts ; le rôtisseur, pour les rôtis, les grillades et les fritures ; le saucier ici et le pâtissier là. Du rationnel passé au gril. Son Guide culinaire , réédité, est une somme d’exercices pratiques, de chiffres, de portions, de proportions et peu de lettres. Du pur jus classique, où tout est carré.

Journaliste, photographe, Mark Crick a pris le contre-pied d’Escoffier. Foin des mesures mais du verbe. S’inscrivant dans la tradition des Proust et Queneau, l’auteur anglais livre une quinzaine de pastiches puisant dans un pan de l’histoire de la littérature mondiale. Des pastiches comme autant de petites nouvelles. Sans tomber dans le travers des clichés (la tête de cochon, ou plutôt la fin des haricots secs, selon Céline, le bortsch selon Tolstoï).
S’attablent successivement Chandler, Austen, Calvino, Woolf, Mann, Sade, Proust… Embarqués tous en boustifaille. Kafka compris, pour une soupe miso impromptue, donnant le titre du recueil, dans l’intrusion troublante d’une poignée d’hôtes, membres de commission rogatoire dépourvus de rigolade. Façon Garcia Marquez, un coq au vin « dans l’agonie du jour » . À la manière de Steinbeck, pour un risotto végétal, des bolets gisant « secs et racornis, chaque tranche morte de soif, au teint de terre brûlée ». Puis une sole à la dieppoise, trempée dans le vin blanc, le jus de moules et le dandysme chez Borges, suivant Pinter, une pièce en un acte, le temps d’une ciabatta grillée à l’aubergine et nappée de mozzarella. Un joli fagot qui, mine de rien, replace la gastronomie à sa place. Dans l’escarcelle de la littérature.

Culture
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