Un socialisme si humain

Un recueil de chroniques montre les convictions de George Orwell en faveur d’un socialisme démocratique. Et Bruce Bégout revient sur le concept de « décence ordinaire », central dans la pensée de l’écrivain anglais.

Olivier Doubre  • 27 novembre 2008 abonné·es

Hormis des spécialistes, la vie intellectuelle et politique au sein de la gauche britannique durant les années 1930 et 1940 est assez peu connue en France. C’est ce que la série de chroniques – intitulée « À ma guise » – de George Orwell, publiées dans Tribune, un hebdomadaire engagé à la gauche du parti travailliste, permet aujourd’hui au lecteur français de découvrir, et notamment la très grande richesse des débats en son sein. Créé en 1937 par les leaders de l’aile gauche du Labour après leur rupture avec ce parti, Tribune publia, le 31 janvier 1947, comme chaque semaine, la chronique de George Orwell, qui célébrait le dixième anniversaire de l’hebdomadaire : « Je pense que c’est aujourd’hui le seul hebdomadaire qui fait un réel effort pour être à la fois progressiste et humain – à savoir qu’il mêle une politique radicale socialiste au respect de la liberté de parole et à une attitude civilisée envers la littérature et les arts. » Disposant d’un espace politique restreint, entre les communistes suivant inconditionnellement les Soviétiques et le Labour, ce courant de pensée connaît pourtant alors une grande vigueur intellectuelle, à laquelle Orwell contribue avec opiniâtreté.

Illustration - Un socialisme si humain

George Orwell observe avec finesse les évolutions de son époque.
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À la lecture du recueil réunissant ces chroniques, publié par les éditions Agone, on ne peut qu’être surpris d’emblée par les opinions tranchées de l’auteur en ces temps de guerre, à l’heure où la censure dans d’autres pays européens (pourtant de tradition libérale) empêchait toute critique vis-à-vis de la politique menée par leurs gouvernements engagés dans le conflit mondial contre les États fascistes. Signalons tout d’abord, dans cette édition, la précieuse postface du journaliste de gauche anglais Paul Anderson, qui donne au lecteur les clés du contexte politique britannique de l’époque et explicite les prises de position d’Orwell par rapport aux divers courants d’opinions ou aux organisations politiques intervenant alors dans le débat public outre-Manche. En outre, un « petit glossaire orwellien » en fin de volume vient ajouter force détails sur les parcours et engagements des principales personnalités du monde intellectuel ou politique anglais.
Il est aujourd’hui assez émouvant de pouvoir lire ces quatre-vingts chroniques, donnant à voir au fil des semaines les moments de tristesse, de désespoir, de joie ou de véritable engouement de l’écrivain, qui observe avec une grande finesse les évolutions de son époque, d’abord en pleine guerre, puis au début de la guerre froide. On retrouve là toute la rigueur de l’auteur de l a Ferme des animaux – qu’il est d’ailleurs en train d’écrire au moment de sa collaboration avec Tribune – et son indépendance d’esprit. Grand pourfendeur du totalitarisme soviétique, Orwell fut souvent approché par certains milieux conservateurs qui voulurent l’enrôler sous leur bannière dans leur combat idéologique contre l’URSS. Une tentative de débauchage qui perdura bien après sa disparition en 1950 ; l’écrivain Simon Leys, dans un ouvrage de référence sur Orwell, la dénonça à nouveau lorsqu’en 1984 on tenta de réduire à « une machine de guerre anticommuniste » l’œuvre de celui-ci (et le roman ayant pour titre le chiffre de cette année) : « On ignore trop souvent que c’était au nom du socialisme qu’il avait mené sa lutte antitotalitaire, et que le socialisme, pour lui, n’était pas une idée abstraite, mais une cause qui mobilisait tout son être, et pour laquelle il avait d’ailleurs combattu et manqué de se faire tuer durant la guerre d’Espagne [^2]. »

C’est en effet lorsqu’il combattit dans les Brigades internationales en 1936-1937 qu’il observa le cynisme des communistes aux ordres du Komintern (donc de Staline) et comprit la nature du régime soviétique, sans que pour autant, comme son ami Arthur Koestler, il ne dérivât jamais vers des positions réactionnaires. On trouve ainsi, dans le glossaire du présent recueil de chroniques, la réponse sèche qu’il fit aux dirigeants de la très anticommuniste Ligue pour la liberté de l’Europe, qui lui demandait de participer à une de ses réunions : « Je ne peux m’associer à une organisation essentiellement conservatrice qui prétend défendre la démocratie en Europe mais ne trouve rien à dire sur l’impérialisme britannique. […] J’appartiens à la gauche et dois travailler en son sein, quelle que soit ma haine du totalitarisme russe »…

C’est donc en tant qu’écrivain déjà accompli, connu pour son engagement dans la gauche radicale non communiste, que les directeurs de Tribune le sollicitèrent, d’abord pour des articles avant de lui confier la direction littéraire de l’hebdomadaire. Toutefois, ses chroniques « À ma guise » sont assez difficilement rattachables à la seule rubrique littéraire, les sujets traités étant particulièrement nombreux et divers. De la vie quotidienne à Londres en temps de guerre jusqu’aux grands événements internationaux, en passant par des analyses de la situation des classes sociales en Angleterre, l’auteur se saisit parfois d’une rencontre pour développer la question d’une éventuelle réforme de la langue anglaise, ou de la découverte d’un livre ancien chez un bouquiniste pour revenir sur un pan de l’histoire de la littérature anglaise.
Ces chroniques offrent donc un portrait sensible de l’époque, où la clairvoyance de leur auteur ne cesse de surprendre, à une époque et dans des domaines où nombre de ses contemporains et d’intellectuels se fourvoyaient souvent. Que ce soit l’antisémitisme (alors également répandu à gauche), le racisme vis-à-vis des Noirs ou des Asiatiques, ou l’impérialisme britannique ( « responsable d’une quantité de crimes » ), Orwell ne transige pas avec les principes du socialisme démocratique et profondément humain qui était le sien (et celui du journal), et d’aucuns diront qu’il est même devenu un parfait représentant de cette « gauche Tribune » comme il la qualifiait lui-même…

C’est sur le caractère humain de son socialisme, qui transparaît autant dans ses chroniques que dans ses romans, notamment les premiers, que Bruce Bégout concentre, pour sa part, son attention dans un court texte plein de finesse d’analyse.
Pour l’essayiste, les « récits documentaires » d’Orwell « décrivent, dans un style direct et sans fioritures sa rencontre avec des gens de peu » et, dépeignant avec exactitude les situations sociales « sous la forme novatrice d’une enquête littéraire » , voient « dans le monde ordinaire un pôle de résistance » contre l’exploitation de l’homme par l’homme. Pour Bégout, « l’ordinaire », les modes de vie traditionnels du peuple occupent bien une place « centrale » dans l’œuvre de l’écrivain, dont « chaque ligne peut être lue comme une apologie des gens ordinaires » , à une époque où quasiment aucun homme de lettres ne se préoccupait de tels sujets. Orwell déplorait d’ailleurs que « le prolétariat urbain ordinaire [ait] toujours été ignoré des romanciers » . Or, lors de ses séjours parmi les indigents des capitales française et anglaise ( Dans la dèche à Paris et à Londres ) ou dans les cités ouvrières du nord de l’Angleterre ( le Quai de Wigan ), Orwell découvrit non sans émotion cette common decency (ou « décence ordinaire » ) des gens du peuple, c’est-à-dire, comme le résume Bruce Bégout, « un sens viscéral de l’égalité, de la simplicité, de la solidarité » , qui fait contraste avec « l’indécence extraordinaire des dominants ».
À partir d’une analyse serrée des romans d’Orwell, l’essayiste montre donc l’importance de ce concept de « décence ordinaire » dans l’appréhension du monde par Orwell. Un concept que l’on ressent à la lecture des chroniques « À ma guise » , en particulier celles traitant des aspects parfois les plus simples de la vie quotidienne. Cette caractéristique de l’homme « ordinaire », « archétype de tous les hommes » selon Bégout, donne ainsi sens et humanité au socialisme d’Orwell car c’est bien au cœur de la vie ordinaire que se trouvent *« des qualités morales sur lesquelles peut s’élever une société juste »…
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[^2]: Orwell ou l’horreur de la politique, Simon Leys, Hermann, 1984.

Idées
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