« Dans le bois, je suis chez moi »

Six sans-abri ont été retrouvés morts en région parisienne depuis le 22 novembre, dont trois dans le bois de Vincennes. Deux cents personnes y vivraient actuellement, tandis que débute une mission d’Emmaüs.

Manon Loubet  • 4 décembre 2008 abonné·es
« Dans le bois, je suis chez moi »

Quiconque marche sur l’avenue Daumesnil, à l’orée du bois de Vincennes, aux portes de Paris, peut apercevoir ces quelques abris de fortune que les arbres déshabillés par l’automne ne cachent plus. Sous une tente marabout, à deux pas de la route, une table est dressée : une bouteille ouverte et un ballon de vin rouge. Un égouttoir à vaisselle, lesté de deux assiettes, tient en équilibre entre deux troncs. Le feu brûle, réchauffant les habitants. L’endroit est relativement ­propre, entretenu quotidiennement.
Deux sans-domicile fixe se partagent le terrain. On parle peu. Celui qui vit dans une tente semble terré dans son mutisme. Son voisin, Nathan Meil, s’est construit une cabane. Bâtie de bric et de broc avec des ­branches, des mousses de camping, des matelas et des bâches, elle forme une sorte de maison carrée. À l’intérieur, contre toute attente, il fait chaud. Nathan a récupéré un chauffage à gaz. Il a séparé sa bicoque en deux pièces : une salle à manger et une chambre à coucher. Il refuse que l’on prenne des photos car, aujourd’hui, il n’a pas eu le temps de ranger. « Mais revenez demain, ce sera plus propre » , lâche-t-il avec son sourire édenté. « Ici, c’est la liberté » , avoue Nathan, installé depuis deux semaines dans le bois de Vincennes.

Illustration - « Dans le bois, je suis chez moi »


Nathan, originaire de l’ex-Yougoslavie, vit depuis dix-neuf ans dans la rue.
Manon Loubet

« Dans les logements d’urgence, on vous met avec n’importe qui, des gens pas toujours hygiéniques. Dans le bois, je suis chez moi. » Nathan est originaire de l’ex-Yougoslavie. Il vit depuis dix-neuf ans dans la rue. Après avoir écumé de nombreux logements précaires et d’urgence, il a décidé de se construire un chez-lui dans le bois de Vincennes, administré par la ville de Paris, comme son nom ­d’usage ne l’indique pas. Rachid Cherfi, animateur socio-éducatif pour Emmaüs, le regarde avec tendresse et lui demande : « C’est quand même pas une vie ici, Nathan. Si on te proposait une chambre, t’en dirais quoi ? » Le solide gaillard le regarde avec une lueur d’espoir dans les yeux : « Une chambre pour moi tout seul ? » Rachid le prend par les épaules et lui explique calmement : « La semaine prochaine, on va venir et on va t’emmener visiter une ­chambre. Tu vas voir, et si ça te plaît, hop, tu déménages. D’accord ? » Nathan acquiesce de la tête et le serre dans les bras. En quittant le lieu, Rachid Cherfi confie à son collègue, Didier Cusserne, délégué général de l’association Emmaüs, qu’ « il faut vraiment trouver quelque chose à ces deux SDF, qui sont prêts à s’engager dans un logement » . Didier Cusserne appelle sur-le-champ quelqu’un qui pourrait peut-être avoir des chambres pour les deux hommes. C’est raté pour cette fois : « Il n’y a plus de logement libre, tout est complet, mais d’ici la semaine prochaine, nous allons bien trouver un endroit… »
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*« Avant, nous n’effectuions que quelques petites tournées de temps en temps, de simples ­prospections dans le bois de Vincennes,
explique Rachid Cherfi. La dernière fois, nous avons trouvé un mort, ce qui a fait réagir. Ça fait longtemps que l’on sait qu’il y a du monde dans ce bois, et que l’on demande à la Mairie de Paris de nous autoriser à faire des maraudes ­quo­tidiennes. Elle nous avait accordé la “mission Bois de Vincennes”, qui ne devait débuter qu’en janvier, mais, avec tous ces morts, nous avons été autorisés à la commencer dès maintenant. »
Aujourd’hui, l’association Emmaüs dénombre environ 200 personnes vivant dans le bois de Vincennes : « C’est énorme, c’est beaucoup plus que l’année dernière », s’alarme Rachid Cherfi. Et certains y vivent depuis bientôt dix ans.
Les tournées des équipes d’Emmaüs sur place sont constituées de bénévoles et de travailleurs sociaux. Elles consistent à tisser des liens et à recenser les besoins des sans-domicile installés ici. « Nous sommes plutôt bien accueillis en général. Le nom de l’abbé Pierre rassure les SDF. Et puis nous ne les forçons jamais à faire quoi que ce soit, nous sommes vraiment là pour les aider, et ils le savent » , précise Didier Cusserne.
Les équipes distribuent des couvertures, des paires de chaussettes et de la nourriture, à la demande des sans-abri. Lorsqu’une certaine confiance s’installe entre les maraudeurs et les SDF, les représentants d’Emmaüs les invitent à aller vivre dans des logements plus adaptés. « C’est un travail de longue haleine, les gens qui vivent dans la rue ont besoin d’être écoutés. En général, ils ont un dur passé derrière eux et sont déçus du système social. Il faut d’abord les aider à reprendre confiance en eux » , ajoute Rachid Cherfi. L’association est conventionnée durant quinze mois par la Mairie de Paris pour réaliser une maraude par jour, du lundi au vendredi, au cœur du bois de Vincennes. Les équipes vont bientôt y installer un « point chaud », pour que chacun puisse venir se restaurer et se réchauffer.

Dans certains foyers d’accueil, pourtant, des lits sont vides. Le problème fondamental, bien connu des professionnels du social et des usagers, reste que ces logements d’urgence ne sont qu’une solution de court terme, instable et incertaine. Cécile Rocca, du collectif Les Morts de la rue, martèle : « On ne peut pas obliger les gens à aller dans des logements d’urgence, comme le prescrit Christine Boutin. Quand on vit dans la rue, c’est important de pouvoir s’aménager son propre lieu, même si ce n’est que trois mètres carrés. Bâtir un espace à soi, qui nous ressemble et où on est libre. » Les SDF préfèrent se mettre en danger dans le bois pour conserver une part d’intimité et fuir les foyers déshumanisés. Les associations préconisent des solutions plus pérennes. « Il ne faut pas oublier que les SDF ont besoin de se loger été comme hiver, rappelle Cécile Rocca. La vie dans la rue est aussi dangereuse en été. Nous avons recensé 158 décès de SDF depuis mai dernier, ce n’est donc pas en hiver qu’il y a le plus de morts. »
Certaines associations, comme Les Enfants du canal, proposent des hébergements sociaux où chacun a sa chambre. Pour offrir de telles conditions de logement aux personnes vivant dans la rue, « il faut bâtir à toute vitesse. Il n’y a pas d’autres solutions » , soupire Cécile Rocca. En attendant la construction de logements, les associations évoquent plusieurs pistes pour améliorer les conditions de vie des SDF. « Amener l’électricité et l’eau aux abris de fortune serait une des premières mesures à prendre. Ensuite, il faudrait fonder de petites structures d’accueil temporaires pour répondre aux différents besoins des SDF, estime Cécile Rocca. Certains préfèrent être seuls, d’autres cherchent le contact. Pourquoi ne pourrait-on pas aussi aménager de petits centres dans chaque immeuble parisien ? Par ­exemple, un appartement par immeuble serait consacré aux sans-abri » , poursuit-elle.
Si des solutions existent, encore faut-il y mettre les moyens. Pour les débloquer, les associations s’activent à faire des 100 000 personnes à la rue en France une préoccupation citoyenne, prélude indispensable à une volonté politique. Malgré les morts du bois de Vincennes et d’ailleurs, la route est encore longue.

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