La lumière de l’ombre

Jacques Roubaud et Anne F. Garréta ont écrit ensemble « Éros mélancolique », un roman énigmatique où la photographie révèle
ce qui ne se dévoile pas.

Christophe Kantcheff  • 15 janvier 2009 abonné·es

Le principe du livre dans le livre n’est ­certes pas un procédé littéraire nouveau ; le Manuscrit trouvé à Saragosse, qui date du début du XVIIIe siècle, en est un des exemples parmi les plus achevés. Mais, désormais, où se perdent et où se retrouvent les manuscrits ? Dans les malles en osier ? Dans les bibliothèques empoussiérées ? Dans les greniers abandonnés ? Non. Sur le Net bien sûr. L’idée, éminemment vraisemblable, est celle de Jacques Roubaud et Anne F. Garréta, dans Éros mélancolique , un roman qu’ils signent à quatre mains. Cette idée ne révolutionne certes pas le genre. L’introduction romanesque des technologies nouvelles n’y suffit pas. Mais elle le rend contemporain. Surtout, elle permet aux auteurs de développer, dans les pages d’introduction du livre, une poétique des termes informatiques, qui résonnent ici tout autrement que dans la vie quotidienne. Avec plus d’éclat. Plus de sonorité.
On ne s’étonnera guère qu’à propos du premier livre que Jacques Roubaud et Anne F. Garréta écrivent ensemble, la question de la langue émerge avant toute chose. Ces deux-là étaient faits pour se trouver. Tous deux membres de l’OuliPo (Ouvroir de littérature potentielle), ils partagent le goût des jeux avec les mots aussi logiques qu’abracadabrants, de ceux qui libèrent quand ils donnent l’apparence de ligoter : autrement dit, le goût des contraintes.

Dans le sillage de Raymond Queneau et de ­Georges Perec, deux maîtres en la matière, Jacques Roubaud (qui est aussi mathématicien, comme l’était Queneau) est l’inventeur de nombreuses contraintes littéraires, dont plusieurs tissent ses ­œuvres. De même, Anne F. Garréta, de 30 ans sa cadette, en est amatrice. C’est d’ailleurs autour des contraintes que celle-ci s’était imposées dans ses deux premiers romans ( Sphinx et Ciels liquides [^2] qu’eut lieu leur rencontre, il y a quinze ans, Jacques Roubaud l’ayant invitée dans le séminaire de poétique qu’il menait alors pour qu’elle les révèle à ses étudiants. Cette affaire de contraintes n’est évidemment pas étrangère au roman qu’ils publient tous les deux. Il est même fort probable qu’ Éros mélancolique en soit truffé. Mais ce roman est aussi bourré d’auto-ironie : en effet, l’histoire qu’il raconte traite avec un humour irrespectueux de l’usage des contraintes dans une œuvre.

Quelle est cette histoire ? C’est celle du manuscrit retrouvé sur Internet après un parcours mystérieux entre plusieurs mains et différents ustensiles. Le manuscrit met en scène, dans les années 1960, à Paris, un jeune chimiste écossais, Goodman, passionné de photographie. Celui-ci s’est lancé dans la réalisation d’un « Projet » ambitieux, dont il est incapable d’écrire la version théorique, intitulée l a Chimie de la lumière , mais dont la partie expérimentale et artistique est à sa portée une fois qu’il a investi l’appartement confortable de son généreux voisin, parti à l’étranger.
Ce Projet est gouverné par une contrainte. Il consiste à photographier toujours la même chose (une partie des immeubles en face de l’appartement qu’occupe Goodman), mais à des heures différentes du jour et de la nuit, et ceci pendant plusieurs semaines, selon une logique sans doute mathématique. L’idée étant d’obtenir ainsi un ensemble de photographies dont le sujet ne serait pas la chose captée, mais les inflexions de la lumière elle-même. Belle idée, dont l’exécution va se révéler compliquée. C’est là, en effet, l’un des aspects passionnants de ce roman : celui de faire entrer dans les clichés que Goodman prend, et qui paraissent si aisés à réaliser, plus qu’il n’a conscience d’y mettre.
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Éros mélancolique* développe ainsi, simultanément, d’autres lignes de narration. Celle de la jeunesse de Goodman, par exemple, où le lecteur découvre que celui-ci a grandi en réalité en France. « Il avait gardé de son enfance dans la France occupée un gros résidu de peur qui ne demandait qu’à réapparaître à la première occasion. » D’où sa méfiance persistante, par exemple, pour les concierges (mais, heureusement, celle de son immeuble est bienveillante). À 13 ans, Goodman a été recueilli à la Libération par sa tante et son oncle installés en Écosse, car sa mère, Esther, a disparu en juillet 1944. Ce Goodman est donc proche du Goodman en partie autobiographique qui traverse l’œuvre de Jacques Roubaud, notamment celui de Parc sauvage , son précédent livre (voir Politis n°986), récit du séjour du jeune garçon dans les Corbières, où, pendant la guerre, il a été caché, et dont on retrouve ici quelques échos.

Éros mélancolique est un roman hanté. Goodman est hanté par ces phrases prononcées au cours d’une nuit tragique : « Il est onze heures. Esther ne reviendra pas », qui annonçaient la disparition définitive de sa mère. Hanté au point d’avoir exclu cette maudite vingt-troisième heure de la journée, l’ « heure noire » , de son Projet, ajoutant une contrainte supplémentaire à son dispositif.
Plus prosaïquement, l’immeuble qu’il habite est « hanté » par une vieille mégère, remplie de haine et de nostalgie pour Pétain (la mauvaise conscience de ces années 1960 ?), qui mène la vie dure à Goodman en faisant un boucan d’enfer avec sa radio. Ce qui donne des pages plaisamment érudites, et tout en digression (une des lignes auxquelles se tiennent les deux auteurs…), sur les meilleures musiques à utiliser en guise de représailles, qui permettent encore, à haute dose et fort volume, de se concentrer : « la musique italienne du dix-huitième siècle : Vivaldi, Germiniani, Tartini » , et en premier choix : « l’Arte des Violino, de Locatelli ».

Ce roman autour de cet art silencieux qu’est la photographie a décidément une bande-son très riche. La voix singulière d’une jeune femme, grande et blonde, en robe noire, entendue dans une soirée, dé­clenche chez Goodman un fort envoûtement, redoublé par ce qu’il voit certaines nuits par une fenêtre ouverte dans l’immeuble d’en face : une jeune femme, grande et blonde, se défaisant de sa robe noire, à la nudité troublante. Ces deux-là ne forment-elles qu’une seule et même personne ? Garréta et Roubaud entretiennent un climat énigmatique de coïncidences et de correspondances, qui font flotter le roman entre Fenêtre sur cour , d’Hitchcock, et Blow Up , d’Antonioni. L’oscillation entre le tragique, l’intime, le fantastique et la comédie est une autre des grandes réussites de ce livre.
Il y aura encore des événements étranges. Une voix qui s’éteint pour mieux être désirée, des photos où viennent s’imprimer des ombres blanches, où les corps deviennent flous. La photographie, comme la littérature, est aussi l’art des identités indistinctes et des présences fantômatiques. Elle dévoile davantage celui qui regarde que ce qui est regardé. La vérité et un faux-semblant, et réciproquement. Jacques Roubaud et Anne F. Garréta sont des joueurs talentueux. Leur partie est impeccable.

[^2]: Les deux chez Grasset.

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