Une chambre particulière pour les paysans basques

Au Pays basque, l’association Laborantza Ganbara promeut une agriculture durable auprès de milliers de petits paysans. Elle risque pourtant la dissolution car l’État estime qu’elle usurpe la fonction de chambre d’agriculture.

Patrick Piro  • 8 janvier 2009 abonné·es

Samedi 13 décembre, Ainhice-Mongelos, petit village au cœur du Pays basque. Ils sont plus de 200 à s’être déplacés, de Bayonne à Mauléon, de Saint-Jean-Pied-de-Port à Espelette, de Saint-Pée-sur-Nivelle à Anglet pour le lancement d’une vaste campagne de soutien à l’association Euskal herriko laborantza ganbara (EHLG) (voir Politis n° 1018). Depuis 2004, elle promeut une agriculture durable au profit des petits paysans locaux. Elle est pourtant menacée d’interdiction pure et simple : une plainte a été déposée par la préfecture du département, parce que « son objet, ses missions, son organisation et sa dénomination présentent des ressemblances avec la chambre d’agriculture des Pyrénées-Atlantiques » . Euskal herriko laborantza ganbara signfie en effet « chambre d’agriculture du Pays basque » en langue basque. Le tribunal correctionnel de Bayonne statuera le 29 janvier. Le président de l’association, Michel Berhocoirigoin, risque un an de prison pour cette « usurpation » du statut d’un établissement public.

Illustration - Une chambre particulière pour les paysans basques

Manifestation du syndicat ELB en 2003, revendiquant la création d’une chambre d’agriculture basque.
De Prada

Dans les salles du superbe siège de l’association, on s’affaire fiévreusement, ce samedi. Une brochure d’information a été tirée à 20 000 exemplaires. Plusieurs pétitions de soutien sont lancées. En quelques jours, des milliers de signatures ont été recueillies – élus, personnalités, citoyens du Pays basque et d’ailleurs. « Ce mouvement est porté par une énergie impressionnante, il ne pourra pas être arrêté » , estime Daniel Olçomendy. Ce jeune militant, maire d’Ostabat, sait de quoi il parle : il avait pris la tête de l’opposition massive et victorieuse contre la Transnavarraise, un couloir à camions en plein Pays basque. « Le combat de Laborantza Ganbara va bien au-delà du procès , s’anime Juliette Bergouignan, enseignante et habitante du village de Macaye. Quel avenir préparons-nous à nos enfants ? Nous voulons un Pays basque vivant ! »
Est-ce seulement le nom de l’association qui gêne ? « C’est notre existence même qui est combattue » , rétorque Michel Berhocoirigoin. En 2005, sous la pression du préfet, le sous-titre français de « chambre de développement agricole et rural du Pays basque » avait été abandonné, la dénomination Euskal herriko laborantza ganbara ne portant en principe pas à confusion (le basque n’est pas langue officielle). Peine perdue : en juin 2005, le préfet dépose une plainte. Qui restera en sommeil jusqu’en juillet 2008, quand sera fixée une première audience pour le 18 octobre 2008, finalement repoussée au 29 janvier prochain.

Une « chambre d’agriculture » spécifique au Pays basque : la revendication est portée par le syndicat ELB, branche basque de la Confédération paysanne, depuis sa création en 1982. Argument : la chambre d’agriculture officielle, basée à Pau et tenue par les grands maïsiculteurs des plaines du Béarn, n’a jamais soutenu le développement d’une agriculture basque dominée par le petit élevage, dont le particularisme et la culture sont défendus avec ardeur – filières de qualité (AOC Ossau-Iraty, piment d’Espelette, charte Idoki des produits fermiers, etc.), accroissement de la valeur ajoutée locale afin de maintenir les petites exploitations et l’emploi, animation paysanne collective, etc. « Pau défend une vision diamétralement opposée , martèle Michel Berhocoirigoin, qui possède une trentaine de vaches. C’est l’alliance avec l’agro-industrie, la course aux volumes de céréales à faible valeur ajoutée, toujours plus d’irrigation – subventionnée en moyenne à 80 % ! Et aujourd’hui, c’est la production d’agrocarburants à partir de maïs… » « On ne peut pas être nombreux et heureux » : pour EHLG, cette tirade du président de la chambre d’agriculture à la fin de son mandat en 2001, « c’est la ligne de démarcation avec les promoteurs de l’agriculture paysanne au Pays basque ».
Cette même année 2001, la pression monte d’un cran : lors des élections aux chambres d’agriculture, le syndicat ELB devient majoritaire au Pays basque (51,5 %, contre 47 % en 1995), mais pas dans le département, ce qui lui laisse encore la portion congrue à la chambre d’agriculture. Au Pays basque, 113 des 159 maires, une moitié des conseillers généraux et régionaux, puis le Conseil local des élus, la plate-forme politique Batera [^2], etc. réclament désormais publiquement la création d’une chambre basque. Au point que le ministre de l’Agriculture, Hervé Gaymard, commande un rapport sur la situation. Remis en avril 2004, il s’étonne de la ténacité d’un modèle paysan basque très identitaire, « économiquement viable même au prix d’une évidente frugalité » et « écologiquement responsable » , qui se tient à l’écart du productivisme et ignore la déprise agricole, y compris en montagne, soucieux de l’environnement et des paysages. Et il relève le désintérêt de la chambre d’agriculture : « lisibilité » insuffisante au Pays basque, où elle ne compte que 11 % de son personnel (pour 40 % du territoire des Pyrénées-Atlantiques), et des efforts « qui n’ont pas répondu aux attentes ».
Mais les quelques adaptations proposées par le gouvernement sont jugées cosmétiques. Pour ELB, il faut au Pays basque un établissement public en propre et les moyens d’assumer ses choix agricoles. Le syndicat décide alors de passer à l’acte en créant une chambre dissidente. Le 17 janvier 2005, EHLG est inaugurée dans la liesse par un millier de sympathisants. Originalité : sept collèges y siègent – exploitants (actuels et anciens), salariés agricoles, associations de développement rural mais aussi de consommateurs et de défense de l’environnement, ainsi que des représentants des soutiens financiers. Car la solidarité basque a joué à plein : près de 1 500 donateurs allongent annuellement 190 000 euros d’écot, des dizaines de municipalités votent des subventions, et le puissant syndicat ouvrier ELA, basé à Bilbao, a financé l’acquisition du siège d’Ainhice-Mongelos.

Après quatre ans d’activité, l’association emploie dix salariés, et son bilan est flatteur. Autonomie des paysans, répartition des moyens (droits à produire, primes, etc.) au profit du plus grand nombre, aide à la transmission des exploitations, protection des ressources naturelles, qualité des produits, partenariat avec le monde rural : en 2007, près de 1 400 personnes ont bénéficié de services d’accompagnement. Chaque année, EHLG organise à Bayonne la foire agricole « Lurrama-la ferme basque », un événement visité par plus de 30 000 personnes. « Nous sommes devenus une référence au Pays basque » , estime Michel Berhocoirigoin.
L’association est de plus en plus sollicitée : par le syndicat intercommunal de traitement des déchets (200 communes) pour la collecte des bâches agricoles, par une association de pêcheurs de Saint-Jean-de-Luz pour remplacer le fioul des bateaux par de l’huile végétale pure produite localement, etc. En 2007, EHLG remporte un important appel d’offres pour l’étude de la pollution agricole de la Nive et de ses affluents, devançant… la chambre de Pau, grâce à une offre sept fois moins coûteuse. « Grâce à l’accueil que nous avons reçu, nous avons pu diagnostiquer 90 % des exploitations riveraines, c’est un travail sans équivalent en France sur un bassin versant » , commente Iker Elosegi, chargé du dossier.

En toile de fond pourtant, « c’est un véritable harcèlement de la préfecture depuis quatre ans » , affirme Jean-Noël Etcheverry, coordinateur de la fondation Manu Robles Aranguiz Fundazioa, soutien d’EHLG. La pression débute dès 2005 par des courriers d’intimidation aux maires qui appuient la création de cette structure « illégale ». Puis les donateurs sont avertis qu’ils ne bénéficieront pas de déduction fiscale – l’administration sera désavouée par la justice. Crédits coupés, subventions municipales attaquées en justice, pression sur des organismes publics pour qu’ils renoncent à collaborer avec l’association…
Quelques semaines avant le procès, le vent a pourtant commencé à tourner, si l’on en croit certains signaux politiques : c’est le conseil régional de l’Aquitaine qui vote en novembre dernier, à l’unanimité et malgré la pression préfectorale, une subvention de 96 000 euros pour EHLG, ou encore Jean-Jacques Lasserre, notable MoDem des Pyrénées-Atlantiques, qui fustige la présence de la chambre d’agriculture de Pau sur le banc des parties civiles au procès du 29 janvier. À Ainhice-Mongelos, on a vite compris la puissance mobilisatrice que pouvait déclencher une assignation dont le versant ubuesque est perceptible par tous. « La préfecture s’imagine peut-être que nous allons céder : elle ne comprend manifestement pas comment nous fonctionnons, sourit Michel Berhocoirigoin. Alors, ira-t-elle jusqu’à interdire une association qui œuvre pacifiquement au développement durable du Pays basque, et démanteler tout le travail accompli ? Injustifiable… » En lieu et place de l’imbroglio prévisible, EHLG tient une solution de sortie, qu’elle estime gagnante pour l’État : la création officielle d’une chambre d’agriculture du Pays basque. « Nous avons commandé une étude juridique, explique Jean-Noël Etcheverry. *En fait, rien n’interdit qu’il en existe deux dans un département, il suffit d’un décret du Premier ministre… »

[^2]: Créée en 2002 par 110 associations et organisations locales.

Écologie
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