De faux habits de vertu

Derrière le paravent des audits sociaux et autres codes de conduite affichés par les enseignes, se cache un système d’approvisionnement producteur de misère dans les pays du Sud.

Philippe Chibani-Jacquot  • 26 février 2009 abonné·es
De faux habits de vertu

«Je me sens tellement malade et fatigué après une journée de travail que je ne veux pas travailler le lendemain. Mais la faim ne permet pas de penser à la maladie. La seule idée de vivre avec l’estomac vide fait tout oublier. Nous travaillons pour nous sauver de la faim. » Le Bangladais qui prononce ces mots [[Les citations de salariés sont issues du rapport Cash, Pratiques d’approvisionnement de la grande distribution et conditions de travail dans l’industrie de l’habillement. Il se base notamment sur les déclarations de 340 salariés dans 31 usines textiles d’Asie (Inde, Bangladesh, Sri Lanka, Thaïlande) qui fabriquent les marques distributeurs de Carrefour, Lidl, Aldi, Tesco (GB) et Walmart (États-Unis).
À voir aussi : le rapport publié en 2008 par la FIDH sur les fournisseurs de Carrefour au Bangladesh. <www.fidh.org>.]] est salarié d’un fournisseur de vêtements des marques des deux géants de la grande distribution, Walmart et Carrefour (marque Tex, notamment). Ses paroles illustrent combien l’affichage de mesures de responsabilité sociale par les enseignes ne fait que masquer les méfaits du modèle économique de la grande distribution, générateur de misère et de moins-disant social.
Dans son dernier rapport, le collectif De l’éthique sur l’étiquette insiste sur ces faux-semblants pratiqués par la grande distribution dans ses approvisionnements textiles. Codes de conduite et audits sociaux chez les fournisseurs (609 pour Carrefour en 2007) n’ont que peu d’effets sur la situation des salariés du textile en Asie du Sud-Est. Le constat est clair : absence de salaire décent (à différencier du salaire minimum légal, qui dans ces pays est souvent ridicule), des semaines qui peuvent dépasser les 70 heures de travail, la rémunération partielle des heures supplémentaires, tout y passe, à commencer par l’absence de liberté syndicale.

Illustration - De faux habits de vertu

Des ouvrières du textile au Bangladesh. « Nous travaillons pour nous sauver de la faim. » Eyepress News

La multiplication des intermédiaires est le moyen le plus facile de se dédouaner de toute responsabilité sociale. Aldi et Lidl, par exemple, passent exclusivement par des importateurs qui se chargent de recruter les fabricants sans autre critère que le prix. Mais, quand la grande distribution travaille en direct avec ses fournisseurs, le constat n’est guère plus glorieux. « Bien sûr, les fournisseurs signent la charte éthique car ils veulent avoir le marché. Mais si les commerciaux des enseignes ne sont pas formés au code de conduite, ça ne sert à rien » , explique Mariano Fandos, représentant CFDT du collectif.
Quant aux audits dits indépendants, ils sont le plus souvent annoncés à l’avance. « Si [les auditeurs] viennent nous parler, nous dirons seulement ce que le [département des ressources humaines] nous a demandé de dire » , raconte un ouvrier de Bangalore en Inde.

Et pendant que les supermarchés affichent leurs efforts, ils continuent ­d’imposer leur puissance de négociation dans un climat hyperconcurrentiel. Non seulement la baisse des coûts est exacerbée, mais les délais de livraison sont soumis à rude épreuve. Asda (filiale britannique de Walmart), notamment, ne supporte pas les retards, même si elle en est responsable parce qu’elle modifie en cours de route les modèles commandés. Pour un fabricant, dire non, c’est perdre un gros client, demander une révision du contrat est illusoire.
Et au centre de ce jeu de dupes, ce sont les plus pauvres qui s’affaiblissent encore plus, se raccrochant à leur seul moyen de survie.

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