L’échappée belle

« Le Petit Fugitif »,
film américain de 1953, célébré par la Nouvelle Vague en France, rompait avec l’esthétique
et l’économie des studios. Il reste aujourd’hui d’une modernité réjouissante.

Christophe Kantcheff  • 5 février 2009 abonné·es

En 1953, Hollywood brille encore de tous ses feux. Les hommes préfèrent les blondes, de Howard Hawks, Jules Cesar, de Joseph Mankiewicz, Règlement de comptes, de Fritz Lang, Tous en scène , de Vicente Minnelli, Le soleil brille pour tout le monde , de John Ford, pour ne citer que ces quelques joyaux, sortent sur les écrans. L’industrie cinématographique américaine, sommée de réagir face à la concurrence nouvelle de la télévision, qui commence à se répandre dans les foyers outre-Atlantique, met au point le cinémascope. Pour du spectacle plein pot.
Et pourtant, en cette année 1953, Hollywood ne résume pas tout le cinéma américain. Un film, ne ressemblant esthétiquement à rien de ce qui se fait aux États-Unis, et réalisé avec des moyens économiques presque dérisoires, va pourtant faire date : le Petit fugitif. Sur les écrans en France en 1954, il n’était jamais ressorti depuis. C’est donc un film souvent cité mais méconnu qui est enfin montré.

Souvent cité, parce que la Nouvelle Vague en a fait un de ses films fétiches. François Truffaut, en particulier, a souvent affirmé l’influence prépondérante de ce film sur les 400 coups, qu’il réalisa cinq ans plus tard, et sur À bout de souffle, le premier film de Jean-Luc Godard. Il faut dire que le Petit Fugitif avait tout pour leur plaire. Réalisé par Morris Engel, Ruth Orkin (un couple de photoreporters) et Ray Ashley (auteur de romans pour enfants), qui, à eux trois, constituaient la quasi-intégralité de l’équipe technique, tourné en extérieur et en décors naturels, le film repose sur un dispositif technique ultraléger : une petite caméra, ancêtre de nos caméras DV, mais en 35 mm. Morris Engel l’avait fait spécialement fabriquer, parce que le tournage devait être souple pour pouvoir suivre le petit garçon partout. Plus tard, Godard envisagea même d’acquérir la caméra d’Engel…

Autre caractéristique enthousiasmante pour les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague qui, dans les années 1950, ruaient dans les brancards de la « qualité française » au fil des pages des Cahiers du cinéma : la distance prise par rapport à l’impératif du scénario. L’argument du Petit Fugitif est en effet assez ténu : dans les rues de New York à Brooklyn, Joey, un petit garçon de 7 ans, jouant avec son frère aîné qui lui a préparé une farce, croit tuer celui-ci avec une carabine. Il prend aussitôt la fuite jusqu’au parc d’attractions situé sur la plage de Coney Island, où Joey va errer jusqu’au lendemain mais sans désarroi excessif, cherchant à faire tout ce qui l’amuse. Hormis en son point originel – la (mauvaise) farce du frère –, le scénario laisse place à une suite de rencontres forcément aléatoires avec les objets du désir de l’enfant – une attraction, une friandise… – et les moyens qu’il met en œuvre pour se les offrir, une fois épuisé son pécule de départ (6 dollars, pris dans la maison familiale avant de s’enfuir). Le film écarte tous les suspenses possibles – par exemple, la recherche du fugitif par des policiers… – pour se concentrer sur l’instant présent, les émotions qui passent sur le visage de l’enfant, la gymnastique, malicieuse ou maladroite jusqu’au burlesque, de son petit corps au milieu des adultes et des manèges ou des rochers sur la plage.
Certes, le garçon choisi par les réalisateurs pour interpréter leur personnage, le merveilleux Richie Andrusco, se comporte en véritable comédien (et les notes laissées par Morris Engel en témoignent : « Au début, Richie regardait continuellement la caméra, puis ce fut le sol, et enfin il devient pro, demandant souvent à ce qu’on filme en une prise. » ).

Mais la dimension documentaire du Petit Fugitif est évidente. Documentaire sur un enfant en liberté, sur ses gestes et son comportement, filmé d’autant plus à proximité que la caméra compacte passe inaperçue. Ce qui permet par là même aux réalisateurs d’enregistrer la vie de Brooklyn comme rarement on l’a fait, son fourmillement, sa diversité et l’apparente quiétude sociale qui y règne. Il faut d’ailleurs souligner qu’aucune menace ne vient jamais peser sur Joey, par exemple sous la forme d’un individu mal intentionné ou de voyous querelleurs.

Cette façon de filmer sur le vif et sans les contraintes habituelles fait bien entendu songer au néoréalisme italien. Pour le critique Alain Bergala, l e Petit Fugitif est « le chaînon manquant » , américain, entre les deux vagues européennes de la modernité au cinéma qu’ont été le néoréalisme et la Nouvelle Vague. Notons au passage qu’un des enfants les plus cé­lèbres du néoréalisme est celui d’ Allemagne année zéro, tourné en 1945 par Rossellini. Les rapprocher, l’un dans les ruines de Berlin, l’autre dans un parc d’attractions de Brooklyn, résume violemment, à huit années d’intervalle, une situation historique.

Mais l’anticonformisme du Petit Fugitif tient aussi dans la vision de ­l’enfance et de la famille qu’il propose. Quel autre film américain de l’époque montre ainsi deux gamins élevés par leur mère seule, souvent absente car soumise à des journées de travail harassantes, et à la merci d’événements imprévus qui l’éloignent du foyer pendant deux jours, comme c’est le cas dans le Petit Fugitif ? Du coup, la personne responsable de la maison est censée être le grand frère. Mais là encore le film change le regard habituel, et c’est le plus petit qui se retrouve en charge de lui-même.

Les premières images de Coney Island sont prises en contre-plongée, du point de vue du garçonnet, ce qui rend l’endroit menaçant. Mais, tel le jeune John Mohune des Contrebandiers de Moonfleet (1954), Joey va réussir à se débrouiller et à surmonter l’épreuve. Mieux, l’enfant va gagner en autonomie, en même temps que va s’estomper l’ombre de l’acte qu’il pense avoir commis et qui l’a conduit ici – le meurtre de son frère. Joey n’a pas recours aux adultes, ne fait pas même appel à leur expérience. Le seul savoir utile dont il bénéficie lui vient d’un de ses semblables : un autre enfant lui montre comment gagner quelques cents en ramassant les bouteilles consignées sur la plage.
Mais l’autonomie de Joey n’est évidemment pas durable. Le protecteur qu’il va trouver sur son chemin est un beau personnage, qui ne s’en remet pas immédiatement aux forces de police mais use d’un moyen discret pour avertir le frère aîné de Joey que celui-ci est à Coney Island. Surtout, les deux partagent la même passion : celle des chevaux, même si c’est, en l’occurrence, autour de poneys dans un manège pour enfants que celle-ci s’exprime. C’est le seul adulte avec lequel Joey échange vraiment. Une complicité s’esquisse, qui n’est pas feinte, car l’adulte ne manipule pas l’enfant.

Le Petit Fugitif a failli ne jamais sortir. Les majors et la plupart des indépendants le refusèrent. Un seul distributeur indépendant fut partant, qui emporta le film à la Mostra de Venise, où il décrocha un Lion d’argent, récompense qu’aucun film américain n’avait jamais reçue. Plus de cinquante-cinq ans après, le Petit fugitif a gardé la même fraîcheur.

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