L’impossible neutralité

Cinq mois après le conflit avec la Russie, retour dans la république caucasienne de Géorgie. Et retour, aussi, sur quelques contre-vérités médiatiques. Reportage.

Claude-Marie Vadrot  • 12 février 2009 abonné·es

C’est l’histoire de deux républiques autonomes du Caucase, l’Ossétie du Sud (70 000 habitants) et l’Abkhazie (80 000 habitants), convoitées à la fois par la Géorgie, indépendante depuis l’implosion de l’URSS, et par la Russie. La guerre éclair du mois d’août dernier a permis à la Russie de reprendre le contrôle des deux territoires, aux dépens de la Géorgie, qui les avait absorbés au moment de sa ­propre indépendance, en 1991.

En écoutant les villageois des zones affectées par la guerre de l’été 2008, les citadins de Tbilissi (capitale de la Géorgie), les réfugiés ou les Géorgiens vivant encore – et mal – dans le sud-est de l’Abkhazie, on comprend que la Géorgie vit un drôle de drame. Il ne date pas d’hier, la Russie tentant depuis 1991 de grignoter ces deux petites républiques. Le conflit a jeté sur les routes 130 000 personnes, dont 35 000, expulsées d’Ossétie du Sud, qui ne rentreront jamais chez elles, les autres réintégrant progressivement leurs villages et réparant les dégâts sur leurs maisons. Des destructions plus imputables, d’après les récits, à des milices ossètes et cosaques qu’à l’armée russe, contrairement à ce qui a été dit et écrit à l’époque.

En réalité, les haines sont plus entretenues que réelles : Ossètes et Géorgiens continuent à se fréquenter en franchissant clandestinement la limite séparant la Géorgie de sa province perdue. Près de la capitale ossète, délabrée depuis quinze ans, en suivant les clandestins que des soldats russes font semblant d’ignorer pourvu qu’ils acquittent un droit de passage, on constate qu’ils continuent de commercer, les Ossètes achetant aux Géorgiens de la viande et des légumes, denrées rares dans le territoire occupé et beaucoup plus chères.

Les uns et les autres assurent ne guère éprouver de rancune, conscients d’avoir été utilisés par leurs gouvernements. La plupart sont de petits paysans survivant sur des cultures vivrières. Les Ossètes racontent que le ressentiment est plus fort dans la capitale, Tskhinvali, parce que la cohabitation avec les Russes et les destructions causées par les bom­bardements géorgiens changent la donne. La présence russe croît rapidement : des milliers de fonctionnaires et de plus en plus de militaires. Les citadins ossètes fuient vers le Nord, avec les passeports russes distribués. Il en reste environ trente mille. Dans les années 1990, ils étaient une centaine de milliers.

Le blocus de la province reste total, les Russes occupant des villages géorgiens dont Bernard Kouchner et Nicolas Sarkozy avaient « obtenu » l’évacuation dans les deux accords vantés dans le monde entier en septembre 2008. Les Russes agissent à leur guise et rappellent avec leurs troupes qu’ils restent maîtres du jeu. Ainsi, la route menant au village de Pérévi est toujours bloquée par les blindés et les forces spéciales, ce qui interdit aux Géorgiens de retourner chez eux. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a été priée de déguerpir, et les observateurs européens sont impuissants à contrôler les mouvements des Russes ou des milices. Ni les ONG ni le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) n’ont accès à l’Ossétie. Chaque nuit, retentissent des coups de feu et se poursuivent des règlements de compte : les humanitaires ont pour consigne absolue de quitter la zone frontière dès 16 heures pour ne pas être victimes des nombreux incidents.

La télévision et la plupart des journaux entretiennent le mythe d’une attaque russe imminente (possible mais maintenant inutile) et le mythe d’une intervention (hautement improbable) de l’Europe et de l’Otan pour protéger le pays d’une nouvelle invasion. Ce qui évite au président géorgien Saakachvili que soient posées des questions sur sa responsabilité dans un conflit où les Géorgiens, à tort ou à raison, ont « tiré les premiers », exaspérés par quinze ans de harcèlement. Conséquence : le pays s’enfonce dans une crise économique qui fait bondir le chômage et a entraîné, par exemple, la vente de Poti, le grand port du pays, à l’Arabie Saoudite.

La privatisation en Géorgie, y compris celle des hôpitaux, crée une nouvelle classe de profiteurs. Salomé Zourachbivili, qui fut successivement ambassadrice de France à Tbilissi puis ministre des Affaires étrangères de Géorgie, avant de diriger l’opposition, explique : « Ce gouvernement est prêt à tout vendre à tout le monde, y compris aux Russes et en pleine guerre ; ainsi, la distribution des eaux de Tbilissi, projet sur lequel, pourtant, la firme française Veolia était sur les rangs depuis longtemps, a été attribuée à la Russie. Tout est mis en vente à condition que les ­intérêts personnels de quelques-uns soient satisfaits. C’est la poursuite du système qui existait sous la présidence de Chevardnadze. Tous ces appels d’offres sont menés dans la plus grande opacité. Le grand ­maître de ces privatisations est l’oligarque russo-géorgien Bendoukidze, qui, au nom de l’ultralibéralisme, a vendu les principales richesses du pays : les ressources hydrauliques, les terminaux portuaires, les systèmes de distribution énergétiques, les systèmes de communication, les forêts, les mines d’or… Et ce sans aucune condition de tarifs, ni de protection du droit du travail, ni écologique, et donc sans se soucier des intérêts du pays ou de sa population. »

Rappelant à la Géorgie et à l’Occident qu’elle entend contrôler le passage de l’oléoduc et du gazoduc transportant les produits pétroliers vers l’Europe, menaçant le projet de nouveau gazoduc (Nabucco) et le raccordement d’une voie de fer – qui relierait l’Europe à l’Asie centrale à travers le pays puis par un ferry traversant la mer Caspienne vers le Turkménistan –, la Russie a atteint son objectif essentiel : effrayer les investisseurs. Elle y est d’autant mieux parvenue que, même si le conflit fut brutal, des médias français, appuyés par Bernard-Henri Lévy, ont exagéré les destructions. À Gori, là ou se dresse toujours l’immense statue de Staline, ville présentée comme « à feu et à sang » , seuls deux immeubles ont été touchés, tout le reste de la ville étant intact. Il est vérifié que le philosophe-journaliste n’y a jamais mis les pieds.

Une incursion dans le sud de l’Abkhazie permet de constater une présence militaire russe importante et montre une population géorgienne laissée à l’abandon. Difficile de parler de chômage car le travail a disparu. Les plantations de thé ont laissé place à des friches. Les maisons et les infrastructures endommagées par le conflit de 1994 ont été laissées en l’état. La province, administrée par des Russes, est livrée à des mafias vivant du racket. Le désespoir s’est abattu sur la province, souvent privée d’eau et d’électricité, où ne subsiste qu’une activité : la réfection de la ville de Soukhoumi, sur la mer Noire, où seront accueillis de riches touristes russes ou étrangers. Notamment ceux qui assisteront aux Jeux olympiques d’hiver de 2014, attribués à la Russie. Celle-ci contrôle la région pour sécuriser ces jeux « menacés par les Caucasiens » , et l’Abkhazie accueillera 60 000 travailleurs chinois pour construire les installations olympiques pour des salaires misérables. Les Abkhazes, qui ne représentaient que 20 % de la population, désertent la province.
Et dans une Géorgie en perdition économique, qui augmente ses dépenses militaires, nul n’écoute la petite opposition de gauche, qui explique que la meilleure solution serait que le pays affirme enfin sa neutralité.

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