Ma santé va craquer !

Alors que l’Assemblée s’apprête à discuter le projet de loi « Hôpital, patients, santé et territoires »,
rencontre avec une association de quartier qui défend l’accès aux soins des habitants du Franc-Moisin, à Saint-Denis.

Ingrid Merckx  • 5 février 2009 abonné·es

«Santé communautaire » . Le terme détonnerait presque en ces temps de promotion du « parcours médical personnalisé ». C’est pourtant ce qui est inscrit sur la porte de l’Association santé/bien-être, au deuxième étage du 31, allée Saint-Exupéry, quartier du Franc-Moisin, Saint-Denis. Un « grand ensemble » historique qui a permis la résorption d’un des plus gros bidonvilles des années 1970. Un complexe de tours massives qui compte aujourd’hui près de 2 000 logements sociaux. Classé « zone urbaine sensible », il est inscrit dans les programmes locaux de rénovation urbaine et de désenclavement. Quelques aires de jeu et des carrés de pelouses entre les tours, un peu boueux dans la grisaille hivernale, mais promis à un avenir plus riant puisqu’il est question de construire un parc au cœur de ce quartier qui jouxte le canal de Saint-Denis, derrière le Stade de France. Les allées sont propres, les halls aussi. Des associations, nombreuses dans la cité, accueillent au pied des tours. Mais pas l’Association santé/bien-être, « Asbe » dit-on, qui n’a toujours pas pignon sur rue, contrairement à la PMI voisine. Même pas une affiche de signalement au rez-de-chaussée.
Asbe manque de visibilité mais aussi de place pour accueillir les 350 à 400 familles qu’elle suit toute l’année. Cinq personnes environ par foyer, et pas moins de 35 ethnies dans le quartier. Récemment, Asbe a dû scinder un de ses ateliers : « Trop d’inscrites ! » , se félicite Hélène Zeitoun, la directrice, petite brune dynamique. La santé communautaire, c’est : non pas une somme de problèmes de santé individuels juxtaposés, mais la santé d’une population qui s’organise localement pour traiter un problème collectif. D’où les projets d’Asbe autour de la nutrition, de l’éducation thérapeutique « pour mieux gérer sa maladie », ou de la musicothérapie. L’idée, c’est de ne pas être consommateur de soins mais « acteur de sa santé » , voire « acteur de santé ».

« Responsabiliser les gens, chez nous, c’est le contraire de les culpabiliser », précise Hélène Zeitoun en évoquant la suspicion qui pèse sur les patients bénéficiant de la couverture maladie universelle (CMU). « Ici, une bonne part des habitants y ont droit, reprend-elle. Il y a toujours quelques cas d’abus, mais les bénéficiaires de la CMU sont en général plutôt des personnes qui hésitent, justement, ou tardent à se faire soigner. » Par crainte, souvent, de la maladie, des institutions, du langage médical…
« Et parce que la santé n’est pas une priorité pour elles, ajoute Djamila, médiatrice de santé à Asbe, la voix douce, et du genre à distribuer les sourires. Dans la précarité, on a déjà du mal à prendre soin de ses enfants, alors de soi, on n’y pense pas ! Et puis ces personnes trouvent souvent dévalorisant de bénéficier de soins en montrant un papier plutôt qu’en payant. » L’une des missions de l’association consiste à les accompagner dans leurs démarches médicales : sur le plan administratif mais aussi en consultation. Et Djamila de se souvenir de cette « mamie » qu’elle a emmenée chez le cardiologue et qui a appris, alors qu’elle attendait, déshabillée, sur la table d’examen, qu’il refusait de la soigner parce qu’elle « avait la CMU ».

Les médecins seraient assez nombreux à refuser les bénéficiaires de la CMU ou de l’Aide médicale d’État. « Alors qu’ils n’en n’ont pas le droit » , rappelle Didier Ménard. Moustachu jovial, ce médecin généraliste qui préside Asbe a, depuis trente ans, son cabinet au 7e étage d’une des tours du Franc-Moisin. Il évoque ces spécialistes qui rejettent les « patients CMU » dès la prise de rendez-vous. Le projet de loi « Hôpital, patients, santé et territoires » (HPST), qui entre en discussion à l’Assemblée le 10 février et se targue de réorganiser les soins en France, prévoit (article 18) de transférer le pouvoir de sanctionner le refus de soins de ­l’Ordre des médecins aux caisses d’assurance-maladie. Cela suffira-t-il ? Le Syndicat de la médecine générale (SMG), dont Didier Ménard est vice-président, déplore que, dans le texte, « la “limitation” des refus de soins opposés aux bénéficiaires de la CMU masque l’absence de mesures permettant un meilleur accès aux soins : tiers payant généralisé, suppression des franchises et autres forfaits et des dépassements d’honoraires ».

L’hôpital public n’en est pas encore à trier les patients. Pour combien de temps ? s’inquiète le SMG, pour qui la loi HPST institue la concurrence entre l’hôpital public et le secteur privé. Au Franc-Moisin, Asbe ne travaille plus avec le centre hospitalier voisin. Le réseau ville-hôpital a périclité, « les hospitaliers qui le soutenaient sont partis » , regrette Didier Ménard. Aujourd’hui, le réseau de soins local se réduit à quatre ou cinq cabinets de médecine « de ville » et Asbe, association fondée dans les années 1990 pour « prolonger le travail du cabinet » , explique Didier Ménard. Jeune médecin s’installant dans la cité, il avait vite réalisé que la prise en charge dépassait le strict geste médical. ­ « L’autre jour, explique-t-il, j’ai reçu une dame âgée qui avait 22 de tension. Soignée cet été à l’hôpital pour un eczéma surinfecté, elle n’avait vu aucun soignant depuis, parce que sa carte d’AME était périmée. Elle aurait pu mourir chez elle en situation d’abandon de soins à cause d’une histoire de papiers ! » « Une enquête a été faite : quand quelqu’un se voit refuser un droit trois fois de suite, il renonce » , complète Hélène Zeitoun.

Faut-il pratiquer une médecine spécifique au Franc-Moisin ? « Passer des soins à la santé, résume Didier Ménard, prendre en compte l’environnement du patient, son alimentation, sa psychologie, sa vie familiale, ses conditions de travail… Une forme de militance » , reconnaît-il, conscient que ce « modèle » sans horaires ni dépassement d’honoraires ne « séduit pas » les jeunes soignants. C’est pourquoi il défend, avec Asbe, un projet de Maison de santé.
« Le quartier est loin d’être un désert médical, mais pourrait le devenir : d’ici à cinq ans, quatre médecins, deux infirmières, un kiné et deux orthophonistes vont partir à la retraite. Il nous faut former des remplaçants ! Nous aurions besoin d’un lieu adapté à un mode d’organisation collectif, où ­l’offre serait diversifiée et les activités dépassant le cadre de la consultation rémunérées, et qui soit aussi un lieu de transmission. »

En trente ans, l’état de santé des habitants du Franc-Moisin se serait dégradé : « Davantage de maladies cardiovasculaires, de diabètes, de cas d’obésité. Le cancer a remplacé le sida dans les premières causes de mortalité. Le mal-être s’est accru, énumère Didier Ménard. Et là, pas de prise en charge en dehors du généraliste : on a déjà du mal à faire accueillir les maladies mentales ! Derrière des demandes d’ordonnances, on découvre des cas graves de souffrance au travail. On voit aussi de plus en plus de femmes seules avec enfants… » Il n’attend pas grand changement du projet de loi HPST. Pour lui, le texte fait dangereusement l’impasse sur la démocratie à l’hôpital. « Les patients, du fait de leur expérience, deviennent des experts de la maladie : quelle place leur accorde la nouvelle gouvernance hospitalière ? »

Société
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