Quand l’or est un poison

Alors que l’orpaillage illégal menace la survie des Amérindiens, l’exploitation aurifère met en place des projets industriels encouragés par le gouvernement. De notre envoyé spécial, Patrick Piro.

Patrick Piro  • 5 février 2009 abonné·es

La nuit amazonienne enrobe Twenké. C’est l’heure où de gros crapauds s’invitent à un festin de moustiques autour des rares éclairages. Sous les cases collectives, le foyer rougeoie. Poisson « matin, midi et soir, on adore ça » , s’anime le Grand Man Aimapoti. Il incarne depuis plus de vingt-cinq ans l’autorité coutumière des Wayanas, peuple du Haut-Maroni, l’une des six communautés amérindiennes de Guyane. Twenké, 200 âmes, à deux heures de pirogue à moteur de Maripasoula, réclame en vain une électrification décente : il suffirait de quelques panneaux solaires. Devant le débarcadère, dans cette extrémité sud du département, la République peine à tenir son rang : un drapeau français, crasseux et déchiré, pendouille d’un mât.
Depuis 2004, la grande préoccupation, « c’est l’eau contaminée » . Dans les rivières Tampok et Litani, turbides, la vie s’étiole. Les Wayanas, qui pêchent encore à l’arc, doivent désormais compter « une journée de pirogue pour trouver de l’eau claire » . Autour du Grand Man, on énumère les griefs : la peau qui démange, des infections dans les oreilles « et puis des problèmes chez les enfants » , lance Sabine, l’une de ses filles. « Ça fait des années que je parle, il ne se passe rien » , martèle le chef. En septembre dernier, il a pris la tête d’un appel collectif – initiative rare – pour demander aux autorités guyanaises de faire cesser d’urgence l’orpaillage clandestin sur le territoire des Wayanas.

Illustration - Quand l’or est un poison

Les Wayanas doivent désormais compter une journée de pirogue pour trouver de l’eau claire.
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Les invasions débutent en 2004. Une quinzaine de pirogues par semaine, des Brésiliens pour l’essentiel, sous la coupe de « Noirs marrons [^2] ». Une main-d’œuvre efficace qui vient de l’autre rive du Maroni, du Surinam. « Ils passent la nuit, ils sont difficiles à repérer » , témoigne l’officier d’une unité de « marsouins » stationnée à Twenké pour des opérations de surveillance. « Nous ne pouvons intervenir que s’ils remontent les affluents côté français. On saisit du matériel et l’on remet les clandestins à la gendarmerie. » Qui les reconduit généralement de ­l’autre côté… avant qu’ils ne traversent à nouveau. On estime le nombre de ces travailleurs illégaux à au moins 15 000, sur plus de 500 sites [^3].

Les petites entreprises d’orpaillage dûment déclarées ne seraient plus qu’une vingtaine aujourd’hui. Au milieu des années 1990, une « fuite » malencontreuse rend public le relevé des sites aurifères guyanais, détenu par le Bureau de recherche géologique et minière. « Les orpailleurs clandestins vont directement au but, on leur a donné la carte au trésor ! » , s’exclame un observateur.

Menaces, violences, assassinats, trafics, travail esclave et collusion d’intérêts entre autorités françaises et patrons orpailleurs : c’est le décor irréel d’une fièvre de l’or qui gangrène la Guyane depuis des années. Et la pression ne va pas baisser : en une décennie, les crises ont poussé au quasi-quadruplement du prix de l’or, valeur refuge.
Après des années d’une relative indifférence, l’État s’est récemment montré plus volontariste pour crever l’abcès, lançant des opérations de « nettoyage ». Harpie, la dernière en date, n’a duré que quatre mois, l’an dernier. Inefficace. Et l’accord de ­coopération avec le Brésil pour ­lutter contre l’orpaillage illégal dans la région, annoncé fin 2008, ne devrait pas beaucoup changer la donne.
Mais cette inflexion aiguise de nouveaux appétits. Cela commence il y a un an, par un cadeau aux écologistes : Nicolas Sarkozy annule le projet de la mine d’or de la montagne de Kaw, au nord de la Guyane, décision souhaitée par le Grenelle de l’environnement. La licence d’exploitation, convoitée par le Canadien Iamgold, aurait conduit au saccage d’une zone d’une grande richesse biologique. L’annonce a escamoté la contrepartie : le lancement, quelques jours plus tard, d’un Schéma départemental d’orientation minier (Sdom) destiné à organiser la filière aurifère pour en finir avec une exploitation anarchique. À grande échelle, avec des exploitations légalisées. Et sous des dehors avenants. « Le Sdom prétend consulter les autorités coutumières, mais il n’en est rien, s’élève Philippe Ménard, porte-parole des Verts Guyane. Et quelles règles environnementales va-t-on appliquer ? »

Mauvais signe : alors que la carte des zones exploitables pourrait être divulguée ce mois-ci, le moratoire décidé pendant l’établissement du Sdom n’a pas été respecté. « Newmont, la plus grande société d’extraction d’or du monde, a déjà obtenu deux autorisations d’exploration. Elle prétend même pouvoir dénicher une trentaine de sites aussi prometteurs que Kaw. » Cette firme fait l’objet de plusieurs contentieux dans le monde pour pollution des eaux et préjudice aux populations autochtones.
La mode est pourtant à la promotion de l’exploitation aurifère « durable », concept curieusement soutenu par le WWF local, et qui laisse Philippe Ménard perplexe. « Qualité des eaux, déchets, etc., aucune entreprise légale, orpaillage ou industrie, n’est en mesure de respecter les mesures obligatoires, c’est même ouvertement admis par les autorités. Appliquer la loi, c’est perdre toute rentabilité… » De fait, remplacer le mercure par une table vibrante, c’est diviser par trois le volume de paillettes récupérées. « Et à la saison des pluies, comment empêcher le débordement des bassins de rétention des boues d’exploitation, avec leurs produits chimiques – cyanure, arsenic, etc. ? Ici, à part nous, tous les partis politiques veulent l’or. Je redoute déjà les “arrangements”… »

[^2]: Descendants d’esclaves qui s’enfuyaient dans la forêt.

[^3]: La Guyane compte 220 000 habitants.

Écologie
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