Un « processus préinsurrectionnel »

La Guadeloupe vit sa quatrième semaine de grève générale.
Le gouvernement laisse face à face la population et le patronat local.
Une tactique particulièrement périlleuse et irresponsable.

Alain Lormon  et  Danik Ibraheem Zandwonis  • 19 février 2009 abonné·es
Un « processus préinsurrectionnel »

Quelle que soit l’issue du conflit social en Guadeloupe, en Martinique, et maintenant à la Réunion, nous savons déjà les images que nos archivistes retiendront. On y verra une dizaine de barrages en feu dans les rues de Pointe-à-Pitre. On y verra un magasin de fournitures de bateaux également incendié dans le quartier populaire du Carénage. On y verra quelques voitures retournées, et un véhicule dévoré par les flammes devant un hôtel de Gosier, la ville la plus touristique de l’île, située à 5 kilomètres de Pointe-à-Pitre. On y verra un petit groupe de jeunes, dont certains le visage masqué, en découdre avec un escadron de gendarmes mobiles. S’il fallait figer la situation – une situation pourtant bien mouvante –, ce sont ces quelques instantanés qui resteraient du conflit, au soir du 16 février. Rendent-ils compte de la réalité d’une épreuve de force entre la population et le gouvernement ?

Illustration - Un « processus préinsurrectionnel »

Les premières arrestations lundi 16 février. Tack/AFP

Évidemment, non. Car si cela fait de bonnes images, ces escarmouches restent très marginales. Sur place, les policiers eux-mêmes mettaient l’accent sur « des incivilités urbaines », plutôt que sur une évolution du mouvement. Mais il n’y a guère « d’incivilités urbaines » quand le climat social est apaisé, et quand la population n’a pas le sentiment de l’injustice. Il n’est donc pas facile de faire la distinction. La vérité est plus complexe. Plus le mouvement social sera maintenu dans l’impasse par la fuite politique du gouvernement, et plus les risques d’affrontements seront grands. D’autant qu’il y a à droite de chauds partisans de la confrontation. Le procureur de Pointe-à-Pitre en a appelé lundi soir à un renforcement des « moyens face aux manifestants ».

La juste évaluation de l’état du conflit est peut-être venue, ce même lundi, de Fort-de-France. Dans un communiqué rendu public après une audience, le conseil de l’ordre des avocats du chef-lieu de la Martinique a constaté que « la situation économique et sociale est dramatique, entraînant un processus pré-insurrectionnel face à des revendications légitimes non satisfaites ». Tirant les conclusions de ce constat, le conseil de l’ordre a invité les avocats du barreau à se mettre en « grève illimitée » . Dans le même texte, les avocats martiniquais estiment nécessaire « l’arrêt immédiat des audiences car l’acte de juger doit se dérouler dans une atmosphère sereine empreinte d’équité » , et ils demandent « instamment au président de la République et au gouvernement de prendre toutes dispositions pour mettre fin à une discrimination sociale évidente en mettant un terme aux abus inconsidérés de groupements dont le profit est l’unique valeur ».

Voilà au moins qui rend parfaitement compte d’un sentiment largement partagé par la population, aussi bien en Martinique qu’en Guadeloupe. Tout est dit de l’imbrication du rapport entre les revendications sociales et le sentiment d’injustice à l’égard de ces « groupements » patronaux qui incarnent toujours le colonialisme. Et c’est bien en raison de cette empreinte coloniale que la tactique du gouvernement qui consiste, depuis une semaine, à se retirer pour laisser face à face la population et le patronat local est particulièrement périlleuse et irresponsable. Le secrétaire d’État à l’Outre-Mer, Yves Jégo, s’applique quant à lui à contourner les mots qui pourraient désigner la réalité coloniale. Dans une tribune publiée mardi dans le Figaro, il s’efforce d’attribuer le conflit actuel à la crise économique « qui frappe toute la planète » . Ce qui s’appelle noyer le poisson. Et lorsqu’il évoque les spécificités locales, c’est pour parler de « crise existentielle » . Les Antillais auraient du vague à l’âme. Il s’en prend aussi violemment au patronat local lorsqu’il dénonce « les dérives ultimes mais encore observables de l’héritage d’une économie de comptoir » . Ce qui n’est certes pas faux, mais qui ne peut aboutir à un désengagement du gouvernement, comme c’est évidemment le but de son propos. Et comme c’est l’évidence depuis que le secrétaire d’État a été « recadré » par le Premier ministre. Façon de dire aux Guadeloupéens et aux Martiniquais, ces deux cents euros d’augmentation qui, aujourd’hui, concentrent toute la crise, trouvez-les vous-mêmes ! Ce qui conduit à de vraies fausses solutions, comme celles préconisées par le président socialiste de la région (voir page suivante).

Certes, la question de l’avenir institutionnel de la Guadeloupe est posée en filigrane par les revendications du collectif Liyanna Kont Pwofitasyon (LKP). Mais jusqu’ici le LKP s’est volontairement cantonné dans un discours social et revendicatif. À plusieurs reprises, son principal porte-parole, Élie Domota, a affirmé qu’il refusait « d’entrer dans un débat sur les articles 73 ou 74 de la Constitution française. » Pour l’heure, la question principale reste celle d’une issue à la crise. La Guadeloupe vit sa quatrième semaine de grève générale.
À deux heures de là, en Martinique, un « Collectif du 5 février » s’est constitué. Ses revendications et ses méthodes sont proches de celles du LKP. Mais, là non plus, rien n’a avancé malgré « l’appel à l’apaisement » lancé le 13 février par le président de la Région Martinique, Alfred Marie-Jeanne (indépendantiste), et la mobilisation se poursuit.

Enfin, pendant ce week-end, le LKP a reçu la visite d’une délégation de socialistes français, conduite par l’ex-ministre Christian Paul. Ils ont été sagement écoutés par le LKP, qui a juste réaffirmé son intention de « continuer la mobilisation » . La députée Guyanaise, Christiane Taubira, arrivée en Guadeloupe vendredi, s’est jointe au « déboulé » (manifestation) qu’organisait le LKP dans la ville du Moule, à 30 kilomètres à l’est de Pointe-à-Pitre. Là, plus de 30 000 personnes ont commémoré les incidents du 14 février 1952. Ce jour-là, les militaires français avaient réprimé dans le sang une grève ouvrière.

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