Une critique du pouvoir

L’historien Christophe Prochasson* compare la situation de crise sociale au mouvement de Mai 68.

Olivier Doubre  et  Pauline Baron  • 19 février 2009 abonné·es

En tant qu’historien observant la situation actuelle de crise sociale profonde et de revendications multiples face au pouvoir en place, à quelle situation historique du passé pourriez-vous la comparer ?

Christophe Prochasson : Pour un historien, rien n’est analogue et, en même temps, tout est comparable. Mais la référence la plus évidente
– et souvent la plus revendiquée – est certainement celle de Mai 68, dans la mesure où se dessine d’abord un mouvement au sein des universités, adossé à une crise sociale qui toutefois n’a pas encore pris de formes très dures, sauf aux Antilles.
Trois éléments renvoient à la révolte étudiante de 1968. Le type de vocabulaire politique employé et les références invoquées aujourd’hui semblent puiser dans une vulgate, certes un peu affadie quarante ans après, qui pourrait être qualifiée de foucaldo-bourdieusienne, c’est-à-dire une critique sociale qui est aussi une critique du pouvoir, de son caractère autoritaire et de son incompréhension face à la jeunesse. Le second élément commun est l’existence d’une crise sociale au sein du monde universitaire. Les jeunes diplômés ont un sentiment de déclassement : ou ils ne trouvent pas d’emploi, ou ils trouvent des emplois déclassés qui ne correspondent pas à ce qu’ils espéraient en suivant de longues études. D’où une désespérance sociale qui peut conduire à des actes de violence – que souhaite à mon avis le pouvoir actuel. Enfin, le pouvoir gaulliste en 1968 et celui de Sarkozy aujourd’hui sont perçus comme autoritaires et multipliant les maladresses et les provocations, à cause d’une incompréhension manifeste à l’égard de la société. Toutefois, contrairement à ceux de Mai 68, les jeunes d’aujourd’hui ne se sentent pas les héritiers d’une tradition révolutionnaire ou d’un mouvement social. Ils ­veulent d’abord changer un présent qu’ils jugent intolérable.

Quels seraient alors les éléments qui distinguent les deux mouvements, à quarante ans d’intervalle ?

Tout d’abord, le présentisme des jeunes universitaires que j’évoquais à l’instant s’adosse à un certain individualisme. Ce mouvement universitaire est d’un certain point de vue fondamentalement corporatiste, d’où une unité de façade entre la part la plus conservatrice, voire réactionnaire, de l’université (à l’instar de Paris-IV-Sorbonne) et ses composantes plus à gauche. Cette alliance est rendue possible par l’absence de perspectives politiques au-delà de la résistance face à un décret totalement intolérable. Dans notre monde post-communiste, les perspectives révolutionnaires se sont effacées. Il n’y a donc pas pour l’instant de jonction entre les mouvements universitaire et social aux Antilles, et je reste perplexe quant à l’évolution du mouvement et à son éventuelle traduction politique. En outre, contrairement à 1968, les étudiants, eux, bougent peu. L’autre élément porte sur l’union sacrée entre les profs et les maîtres de conférences : la mini-lutte des classes entre eux en 1968 n’existe plus. Enfin, ce mouvement assez triste se déroule au moment d’une crise économique, alors que la société des années 1960 était portée par un élan économique rendant l’avenir plus riant.

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