« Z32 », d’Avi Mograbi : Regarder l’ennemi

Dans « Z32 », Avi Mograbi montre un ex-soldat israélien qui a participé à une mission meurtrière, et donne autant à réfléchir sur cet acte que sur le fait de filmer un criminel de guerre.

Christophe Kantcheff  • 19 février 2009
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Z32 est le numéro de dossier militaire d’un jeune Israélien qui, deux ans plus tôt, membre d’une unité d’élite de l’armée de son pays, a participé à une mission de représailles, digne de la loi du talion, au lendemain de la mort de six soldats israéliens. Résultat : plusieurs policiers palestiniens abattus arbitrairement, un crime de guerre que le jeune homme, sujet du film d’Avi Mograbi, dénommé Ronny, a commis avec des compagnons d’arme, tuant lui-même au moins un des Palestiniens.
Le cinéma d’Avi Mograbi continue à développer sa relation déjà ancienne – Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Arik Sharon date de 1996 – avec l’« ennemi ». Question centrale pour le documentaire (comme pour la fiction, mais les modes d’approche diffèrent), aux implications dangereuses soulevant des problèmes délicats : comment faire avec l’humanisation de l’« ennemi », inhérente au filmage dans la durée ? Comment échapper à une certaine séduction ? Ultraconscient de ces questions, Avi Mograbi a décidé de les placer au cœur de ses films, d’en faire en soi une matière cinématographique, qui donne à son œuvre un caractère réflexif unique.

Illustration - « Z32 », d'Avi Mograbi : Regarder l’ennemi

Dans Z32, celles-ci se posent plus que jamais. Car, a priori, Ronny est (ou, plus exactement, a été) un de ces tueurs sans scrupule, ayant donné la mort non pas froidement mais « avec plaisir » , selon ses propres termes. Mograbi a ainsi tenu à mettre à distance le témoignage de celui-ci. Ce sont des séquences musicales où le cinéaste, dans son appartement, chante, accompagné du pianiste qui a composé la musique, Noam Enbar, ou entouré d’un orchestre de chambre. À la manière des chœurs antiques de la tragédie grecque, il commente le témoignage de Ronny, donne son point de vue sur la personnalité de celui-ci, et va jusqu’à interroger le bien-fondé de son film. Au détour d’un couplet d’une de ses chansons, il confie même que sa femme trouve que « ce n’est pas un sujet pour un film » . Mais il est bien possible qu’elle se trompe…

L’autre question fondamentale concerne la manière dont il a filmé Ronny. La condition posée par celui-ci pour témoigner – rester anonyme, parce qu’aujourd’hui encore il a peur d’un acte de vengeance – exigeait que son visage ne soit pas reconnaissable. Avi Mograbi a ainsi imaginé un masque virtuel, réalisé en 3D, posé a posteriori sur le visage de Ronny, et sur celui de sa petite amie, quand tous deux sont devant la caméra. S’il est effectivement non reconnaissable, Ronny n’est pas immédiatement désigné comme un assassin, un serial killer, ce qu’auraient eu pour effet un masque ou une cagoule.

En considérant Ronny pour ce qu’il est, un être humain et non un ­monstre, en le filmant dans une relation de confiance, dans un cadre intime (chez le jeune homme ou dans l’appartement du cinéaste) ou sur les lieux du meurtre pour une reconstitution subjective, Avi Mograbi ne se détourne pas de ses engagements de cinéaste et de citoyen. Il documente une réalité qui pourrait n’être qu’aveuglante si elle n’était perçue que dans sa seule dimension d’horreur. Quand il filme Ronny expliquant la manière dont les jeunes soldats sont encadrés et entraînés, mis sous pression pendant des mois avec au bout la nécessité de se défouler et de tirer sur tout ce qui peut représenter une menace (comme les enfants de plus de 5 ans…), le cinéaste fait entendre que son interlocuteur est loin d’être un cas singulier, et que son geste est finalement le produit d’un conditionnement malheureusement banal.
Derrière son masque, Ronny est un soldat sans visage. Ou, plus exactement, un soldat aux trop nombreuses identités : celles du Français pendant la guerre d’Algérie, de l’Américain pendant les guerres du Vietnam ou d’Irak, du Russe en Tchétchénie… Il est partout où se déroule une guerre coloniale.
Avi Mograbi n’occulte pas pour autant la responsabilité individuelle du jeune homme. Sa petite amie est là pour la lui rappeler, dans des séquences denses en émotion, tournées sans le cinéaste, captées par et chez le jeune couple. Face à Ronny, en quête d’un début de pardon de la part de sa petite amie, celle-ci reste désarmée par le récit de ses exactions, par son absurdité. Elle ne conçoit pas comment il a pu commettre cela. Mais, parce qu’elle continue à l’aimer, elle ne le juge pas.

Le film non plus. Ce qui pourrait ressembler à de la complaisance si Z32 n’affirmait aucun point de vue. C’est parce qu’Avi Mograbi y affirme un point de vue de cinéaste, que celui-ci peut donner à voir la complexité des choses sans les rendre confuses. Autant dire, mais on l’aura compris, que Z32 est le contraire même du tout-venant télévisuel. Un film au regard assumé.

Culture
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