Déf-Nat

Bernard Langlois  • 19 mars 2009 abonné·es

Domaine réservé

C’est en 1966 que le général de Gaulle était sorti de l’Otan comme un vieillard en sort (oui, bof…), et c’est en sale gamin capricieux que Nicolas Sarkozy y rentre, en 2009. Je veux dire : dans les deux cas, la porte qui claque ou la porte qu’on rouvre, c’est encore et toujours la décision souveraine d’un homme seul, qui n’engage rien de moins (en principe) que la vie ou la mort du peuple souverain (souverain à deux balles, sur le papier jauni des déclarations solennelles et constitutions censées régir la vie nationale de notre République, classez ça, je vous prie, dans le tiroir « Domaine réservé », ou fourrez-le dans votre poche citoyenne avec votre mouchoir par-dessus).

Le premier – fort d’un passé glorieux, d’une légitimité populaire inégalée et d’une vision quasi mystique de la France éternelle – entendait rendre à la patrie une liberté d’action mise sous le boisseau par les seuls vrais vainqueurs occidentaux de la guerre mondiale, deuxième du nom, impérieux tuteurs de leur camp, y compris par l’occupation physique (même si amicale) du territoire de leurs alliés : pas d’indépendance possible dans cette situation, pensait le Général ; le second – certes bénéficiant de l’onction du suffrage, mais vite considéré comme un jean-foutre par une majorité croissante de ses concitoyens –poursuit son rêve américain commencé tout petit avec ses copains de drugstore : point de salut hors l’Empire, il n’est bon bec que de Washington, dispensateur de la puissance, de la gloire et du pognon, professe l’héritier des Sarkozy de Nagy-Bocsa, qui a dû longtemps regretter (mais pas tant que nous) que ses ascendants n’aient pas poussé leur chemin d’exil jusqu’à l’autre rive de l’Atlantique, mais bon : on ne refait pas l’Histoire.
Bref, la décision est prise, et ce n’est pas le semblant de débat sans vote de mardi à l’Assemblée (la question de confiance étant posée comme on sait pour éviter le décompte des grincheux archéogaullistes encore vivaces dans les rangs majoritaires) qui aura fait illusion.

Étapes

Tempérons : 1- La sortie (1966) comme le retour (2009) ne concernent que le commandement intégré du traité de l’Atlantique Nord, sa structure militaire, la France n’ayant jamais quitté l’Alliance proprement dite ; même lors des tensions franco-américaines les plus rudes, de Gaulle s’est toujours voulu l’allié de Washington (cf. la crise des fusées de Cuba en 1962). 2- Les États-Unis d’Obama ne sont plus tout à fait ceux de George Dubbleyou, et le spectre de la « guerre des civilisations » s’est éloigné, ce qui rend la soumission de Sarkozy moins affligeante pour tous ceux que sa servilité affichée envers Bush avait horrifiés.
3- L’hyperprésident français est malheureusement fondé à se prévaloir des politiques suivies par ses prédécesseurs à l’Élysée : quand il déclare devant le public choisi de la Fondation pour la recherche stratégique [^2] que « la France s’est rapprochée de l’Otan par étapes, mais le plus souvent sans le dire » , Sarkozy n’a pas tort (et Mitterrand ne fut pas le dernier, rappelons-nous l’affaire des euromissiles et son discours de Bonn, en 1983) ; de même quand il rappelle que tant le traité de Maastricht que celui de Lisbonne n’envisagent une défense européenne que dans un lien étroit avec l’Alliance Atlantique – ce qui était du reste une bonne raison de leur dire « non ».
4- La décision dudit Sarkozy (comme celle avant lui de de Gaulle, comme toutes celles intermédiaires) n’est pas tout à fait celle d’un homme seul, et l’on veut bien croire qu’elle s’est construite avec l’avis d’experts.
Ce qui ne la rend guère plus démocratique pour autant.

Réalignement

Mais notre président galèje quand il prétend que notre retour au bercail va favoriser l’indépendance stratégique de la France et l’édification d’une défense européenne autonome ; ou quand il se fâche tout rouge si l’on avance l’hypothèse qu’il aurait été nettement plus difficile de refuser d’entrer dans la coalition contre l’Irak si ce retour dans la structure militaire avait alors été effectif (outre que, quelle qu’ait été alors la situation française dans l’Otan, on doute fort que le tandem Sarkozy-Kouchner ait pédalé dans le sens qui fut celui de l’attelage Chirac-Villepin ; on est même assez convaincu du contraire !). On l’entend dire : mais l’Allemagne, bien qu’intégrée, n’est pas allée non plus en Irak ; on peut retourner l’argument : n’est-ce pas parce que la France a dit « non » fermement, qu’elle a bataillé à l’ONU, que notre principal allié européen a pu se dispenser d’une expédition militaire désastreuse malgré les fortes pressions de Washington ? Et serons-nous encore en position d’afficher une telle fermeté (souvenons-nous de la fureur de l’administration Bush à l’époque, et de la presse US aux ordres appelant au boycott des produits français…) lorsque nous aurons repris notre tabouret autour de la table ronde de ce comité entièrement dominé par les janissaires de l’Empire ?
Comme le souligne Hubert Védrine, parmi d’autres arguments percutants, la décision de réintégration revient à « envoyer au monde un signal de réalignement de la France, qui sera interprété comme tel [[« Pourquoi il faut s’opposer à une France atlantiste », *Le Monde du 6 mars.
 »]]* . Fin de l’exception française ? Hélas, oui. Même si elle était aléatoire, fragile, ambiguë : au moins avait-elle le mérite d’exister.

La menace

Et même si ces questions de défense (ou d’attaque : l’armée française se « projette » pas mal, depuis quelque temps, et il est même fortement question d’une base permanente rien qu’à nous à Abu Dhabi, ce serait pas une commande ricaine, des fois ?) laissent les Français assez indifférents, occupés qu’ils sont à se débattre dans la crise, rappelons qu’ils ont tout de même une certaine importance.

Outre les risques de guerres pas forcément lointaines, nous vivons toujours sous la menace de la vitrification atomique ; et finale. Mais oui ! « Allons, allons, dira Pangloss, la guerre froide est derrière nous ! » Voire ; avez-vous noté que l’empire russe reste chatouilleux et qu’il est toujours gorgé d’ogives à s’en faire péter la sous-ventrière ? Et que c’est pas une très bonne idée d’aller lui chercher des poux en ouvrant l’Otan – on y revient – à tous les candidats de son ancien glacis ? Mais ce n’est même pas (pas seulement) le problème : outre la dissémination de l’arme nucléaire en cours (il faudra un jour qu’on m’explique gentiment, calmement, et sans me traiter d’antisémite, pourquoi Israël a le droit de se gaver de bombes atomiques, alors qu’on menace l’Iran des pires sévices s’il persiste à vouloir s’en doter. Mais, idiot, c’est parce qu’Israël est un État dé-mo-cra-tique ! Ah bon ! Rappelez-moi donc le nom du nouveau ministre des Affaires étrangères pressenti déjà… Comment dites-vous ? Avigdor Liberman, c’est ça), c’est l’existence même des arsenaux nucléaires existants qui constitue la
menace.
Qui n’est donc pas derrière nous, comme le croient les innocents.

Pour s’en convaincre, lire un ouvrage des plus roboratifs qui vient de sortir, œuvre d’un mien ami de l’époque du PSU, Georges Le Guelte [^3], grand spécialiste de ces questions : les Armes nucléaires, mythes et réalités, la déjà longue histoire du nucléaire militaire, depuis ses débuts enthousiasmants dans le ciel japonais.

C’est chronologique, très complet, très clair et facile à lire. Manquent pas un missile, pas une ogive, un point de doctrine, un coup de bluff, un incident potentiellement catastrophique, une escalade ou une désescalade, un traité, un téléphone rouge : du commencement de la guerre froide (qui suivit d’assez peu la chaude, comme on sait) jusqu’à nos jours où, rappelle l’auteur, et malgré toutes les promesses de désarmement, « si aucun événement ne vient modifier les prévisions actuelles, les deux arsenaux les plus importants compteront, le 31 décembre 2012, entre 1 700 et 2 200 ogives opérationnelles. C’est-à-dire que, vingt après la fin de la guerre froide, les États-Unis et la Russie disposeront d’un nombre égal, voire un peu supérieur, à ce qu’ils possédaient en 1972 ». Vous comprendrez pourquoi en découvrant le rôle de pousse-au-crime du lobby militaro-industriel, resté d’une grande performance depuis qu’Eisenhower en dénonçait déjà le danger lors de son discours de fin de mandat en… 1961 (on trouve un extrait de ce discours en note) ; et vous serez sans doute surpris de lire que le danger vient moins d’une volonté d’emploi délibéré de l’arme atomique d’un dirigeant de l’un ou l’autre camp devenu dingo (Folamour…) que d’accidents imprévisibles comme il s’en est produit quelques-uns en quarante ans, et dont on ne doit qu’au sang-froid de quelques lampistes qu’ils n’aient pas dérapé en catastrophes planétaires.
Ces catastrophes qui sont toujours possibles, et dont témoignent les restes des vêtements irradiés d’habitants d’Hiroshima ayant survécu à la bombe, rassemblés au musée de la Paix de la ville martyre, photographiés (quelques-uns sur 19 000 pièces) et publiés dans un recueil impressionnant [^4].
Pour mémoire.

[^2]: Voir Le Monde du 13 mars.

[^3]: Le Guelte est l’ancien adjoint au directeur des relations internationales du CEA, puis secrétaire de Conseil des gouverneurs de l’AIEA. Les Armes nucléaires, préface de Michel Rocard, Actes Sud, 390 p., 25 euros.

[^4]: Vêtements de Hiroshima, Michel Aguilera, Les points sur les i, 118 p., 25 euros.

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 9 minutes