La folie coloniale

À La Villette, Dominique Lurcel présente un drolatique et effrayant cabaret sur un siècle d’Algérie française.

Gilles Costaz  • 12 mars 2009 abonné·es

Au centre de la scène, un kiosque qui a la forme d’un temple joyeux et porte inscrit sur son fronton « Folies coloniales ». Sur la droite, une salle de classe en coupe, avec une carte de l’Algérie à la typographie démodée et aux couleurs un peu passées. Un instituteur en blouse grise, règle à la main, vient dire quelques mots sur les « peuples attardés » dont la France a pris en main la destinée et qu’elle rend meilleurs. Voilà, c’est parti pour un spectacle qui braque un furieux projecteur sur l’année 1930, année où notre pays fêtait solennellement le centenaire de l’Algérie, c’est-à-dire de l’Algérie colonisée, conquise par les troupes de Charles X puis transformée en département français et allègrement pressurée en hommes et en richesses !

Chemises et corsages blancs, jupes et pantalons noirs, bonnets phrygiens. La pièce s’amuse à représenter les préparatifs de la cérémonie que Paris a organisée cette année-là. Le président de la République, Gaston Doumergue, est là. Et son ministre de l’Intérieur, André Tardieu. On ne va pas être économes en toasts et en discours ! Une cantate a même été composée pour l’événement. Un certain Mariotte, professeur au conservatoire d’Orléans, a écrit une partition où il pense avoir traduit toutes les saveurs de l’Algérie. Chacun va répéter cette grande succession de flots pompeux.

C’est un défilé d’allocutions, de chansons, d’interventions précipitées. La IIIe République se glorifie de la marche en avant de l’industrie, mais les notables sont toujours des héros de comices agricoles. On se bouscule, on fait des gaffes, on boit trop, on danse. Et l’on revient toujours, dans ses paroles, à la mission pacificatrice et progressiste de la France. Les chansons remettent à leur place ce pauvre Abd El-Kader, qui n’a pas vu tous les bienfaits que les colons allaient apporter à son peuple, ou indiquent aux éventuels voyageurs combien il faut être poli avec les « indigènes » en ne réagissant pas aux odeurs qui émanent de leur personne ! Ah ! Le mot « indigènes » ! Chacun – coqs et poules gaulois – s’en repaît, s’en régale !

Chemin faisant, la pièce saute de 1930 aux décennies antérieures. Elle ralentit son rythme pour un entracte sensuel où les mâles français, drapés de serviettes, se prélassent en pensant aux doux services intimes obtenus des femmes arabes. L’un d’eux traite sa partenaire de « bête admirable » . Et de qui sont ces compliments réfléchis et répétés ? De Guy de Maupassant ! Quand l’heure du plaisir est passée, le moment de la « pensée » arrive, avec la parade des propos politiques. « Le progrès, c’est d’effacer les races inférieures pour plus d’égalité entre les hommes », dit à peu près un militaire de la Restauration. « Coloniser les races inférieures est un devoir des races supérieures », affirme un civil qui s’appelle… Jules Ferry.

C’est le cabaret de la bêtise raciste et d’une idéologie qui a tristement fondé notre histoire. Le carrousel des pires erreurs criminelles qui ont eu la bonne conscience et la bonne foi comme paravents ou comme moteurs. Comme affolé par tant d’ignominie, le spectacle n’en reste pas aux seuls propos de la France coloniale. Il s’achève avec la supplique que le jeune Ferhat Abbas adressa (en vain) à la France dans les années 1920, et un texte de révolte du romancier Mouloud Feraoun, assassiné en 1962.
On citera tous les acteurs de cette revue dérangeante qui se déploie dans le décor très coloré de Pierre Attrait (dans le kiosque défilent des reproductions d’affiches ou de chromos de boîtes d’allumettes), des lumières de Philippe Lacombe, et la complicité de la musique de Ronan Maillard. Ce sont, tous vifs et protéiformes, Françoise Thyrion (qui a participé à la conception du spectacle), Céline Bothorel, Amélie Amphoux, Samuel Churin, Mathieu Desfemmes, Guillaume Ledun, Magali Montoya, Sylvie Laporte, Guillaume Van’t Hoff, Philippe Catoire.
Mais comment l’auteur et metteur en scène de spectacle – grâce auquel ­rouvre la salle Boris-Vian de La Villette, longtemps délaissée –, Dominique Lurcel, a-t-il eu l’idée d’imaginer ce cabaret qu’il dit « entre banquet républicain et revue blanche » ?

À cause d’une bibliothèque familiale où il a ouvert deux livres dont il n’avait jamais regardé que la reliure : les deux volumes du Centenaire de l’Algérie que son propre grand-père, historiographe à la ville de Paris et au conseil municipal de la Seine, avait établis et rédigés pour constituer le témoignage éditorial officiel de tout ce qui avait été dit et réalisé. « Tout y était, depuis les discours jusqu’aux courses hippiques et cyclistes, dit Lurcel. Tout ce que Frantz Fanon a appelé ironiquement “l’odyssée magnifique de l’homme blanc”. En fait, cette “pensée” n’est pas seulement celle de 1930. Elle a été la pensée officielle pendant cent trente ans, jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, en 1962. Elle était dans tous les livres scolaires, et, quand elle n’était pas visible dans les livres d’histoire, elle l’était dans ceux de géographie. Les spectateurs quinquagénaires nous disent qu’ils se rendent compte qu’ils ont été imprégnés de ces idées-là ! Je n’en suis pas resté à cet ouvrage officiel. Je suis allé voir dans d’autres documents d’époque. Et, quand on cherche sur Internet, on constate que cette France-là, coloniale et raciste, subsiste dans certains mouvements politiques. La chanson qui ridiculise Abd El-Kader, vous la trouvez sur les sites émanant du Front national ! »

Mais comment faire un spectacle qui peut être insoutenable et se retourner contre ses auteurs ? « Bien sûr, nous avons eu cette crainte, répond Lurcel. Mais Jacques Martial, président du Parc et de la Grande Halle de La Villette, a aimé le projet. Et nous avons fait des répétitions publiques. Les réactions des spectateurs ont été sans ambiguïté. Pour concevoir le spectacle, je me suis souvenu de Ah ! que la guerre est jolie !, un cabaret sur la guerre monté autrefois par Pierre Debauche. Il fallait trouver cet esprit-là, cette causticité, cet entrain pour faire passer cet amas de sottises et d’horreurs. Je crois que le langage du théâtre permet une réflexion différente des autres arts. Le cinéma travaille sur l’émotion. L’incarnation sur un plateau, c’est autre chose. Le public rit beaucoup, mais les spectateurs quittent la salle avec des visages graves. »
Quand on dit à Dominique Lurcel que d’autres spectacles ont déjà œuvré dans la même direction, notamment Vive la France ! de Mohamed Rouabi et la Comédie indigène de Lotfi Achir, il répond : « Tant mieux, j’espère bien qu’on est beaucoup à défricher tout cela. Il y a aussi de grands livres sur le sujet. C’est tellement monstrueux. »

Culture
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