« Les militants sont menacés »

Professeur d’anglais à Sciences-Po Rennes, Jacques Harel est aussi un militant d’Attac Saint-Malo-Jersey. Il a notamment œuvré pour l’implication des Jersiais dans la lutte contre les paradis fiscaux.

Thierry Brun  • 19 mars 2009 abonné·es

Mener des actions contre un paradis fiscal comme Jersey n’est pas évident. Comment avez-vous rallié les habitants à votre cause ?

Jacques Harel I Cela remonte à 2001, quand on a mis en place les comités Attac du Grand-Ouest. L’idée nous est venue de préparer une manifestation à Jersey même. Nous sommes allés sur place négocier avec les autorités. Cela a duré huit mois. Nous avons aussi fait venir des représentants à Saint-Malo. Au fil des négociations, nous avons sympathisé avec des Jersiais qui voulaient voir qui nous étions, ce que nous voulions faire. L’un d’entre eux, Franck Norman, aujourd’hui décédé, a eu le courage de venir nous trouver, et il nous a raconté ce qu’était pour lui cette île. Cet homme qui détenait plusieurs entreprises de l’establishment local avait décidé de changer sa vie en lançant une maison d’accueil pour tous les paumés de l’île. Grâce à lui, nous avons élargi nos liens à d’autres Jersiais. Un comité s’est créé, et quand nous avons organisé notre première manifestation, en 2001, Susan George a remis la première carte d’Attac Jersey à Franck Norman, place de la Libération.

Avez-vous tenté cette expérience dans d’autres paradis fiscaux ?

Nous avons essayé de lancer des actions contre d’autres paradis fiscaux, et cela n’a jamais marché. Une personne a voulu jouer le même rôle à Andorre, et on lui a rendu la vie impossible. Elle a été obligée de quitter la principauté. Le cas de Jersey est lié à quelques personnalités exceptionnelles et à une histoire locale liée à la Résistance. Ce paradis fiscal a été occupé par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale : une présence très humiliante pour la population, alors que l’establishment local a collaboré. Franck Norman faisait partie de ces jeunes gens de la Libération, et il nous a expliqué – ce qui pour nous était difficile à entendre – qu’ils étaient passés d’une « occupation à une autre » : d’une occupation par les Allemands à une occupation par la finance. Pour des Jersiais comme Norman, la finance a commis un hijacking, elle a pris en otage cette île pour en faire un paradis fiscal lorsque la Grande-Bretagne est entrée dans le Marché commun en 1973.

Combien y a-t-il de militants jersiais et sont-ils de la même génération ?

Ils sont peu nombreux et il y a en effet un problème de génération. Ceux qui sont les plus actifs, qui osent « sortir du bois » à Jersey, c’est la génération des plus de 50 ans. Au point où ils en sont, ils n’ont plus grand-chose à perdre. Ce sont des personnes qui appartiennent aussi à une tradition religieuse catholique. Un prêtre local nous a accompagnés pendant la manifestation du 13 mars et a pris des risques considérables vis-à-vis de ses paroissiens. Les jeunes, du fait de l’intimidation systématique qui traverse la société jersiaise de haut en bas, ont du mal à rejoindre Attac. Par exemple, un jeune homme très brillant est venu à plusieurs réunions, et on pensait faire le lien avec les jeunes générations. Il a été soumis à des intimidations au sein de sa famille et sur son lieu de travail, au point qu’il a finalement cessé d’adhérer à Attac.
D’autres, déjà engagés dans la défense des droits de l’homme, n’ont pas osé rejoindre Attac, notamment une personne qui nous a rappelé que Jersey n’a pas ratifié les conventions les plus élémentaires sur le droit des enfants, sur la discrimination des femmes au travail, etc. Cela a été jusqu’aux menaces de mort dans le cas de Franck Norman. Les intimidations dans la vie quotidienne ­pèsent, pour peu que vous soyez dans une situation économique fragile, notamment dans l’accès au logement. Cela se passe dans un des pays les plus riches du monde. C’est incroyable !

Y a-t-il une prise de conscience des Jersiais depuis la première manifestation d’Attac en 2001 ?

Les médias locaux sont désormais obligés de laisser transparaître la problématique des paradis fiscaux, ce qui était impensable avant 2001. Mais les élites locales maintiennent la fiction par tous les moyens possibles, y compris les médias qui sont à la botte des autorités et des élites. Le Jersey Evening Post, qui est le seul journal local, appartenait il y a encore quelques mois au sénateur Walker, qui était aussi le Premier ministre de l’île. Mais les informations passent aussi par la bande, par exemple par le biais de la problématique de l’environnement. Il y a une dizaine de jours, quand le nouveau Premier ministre, Terry Le Sueur, a dit qu’il fallait s’attendre à une population de 100 000 habitants, alors qu’il y a déjà une densité de 700 habitants au kilomètre carré, un certain nombre de personnes ont réagi en clamant que l’on ne peut pas continuer ainsi. Beaucoup d’habitants commencent à voir l’effet pervers de cette activité financière, qui a progressivement détruit l’agriculture et le tourisme.

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29 janvier, 19 mars... Et maintenant ?
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