Un racisme d’État

Olivier Le Cour Grandmaison analyse les conséquences de l’expansion coloniale sur la société et la vie politique françaises à partir de la IIIe République.

Olivier Doubre  • 19 mars 2009 abonné·es

L’un des concepts centraux
du livre que vous venez de publier, « la République impériale », est celui d’« impérialisation » de la IIIe République. Quelle définition lui donnez-vous ?

Olivier Le Cour Grandmaison I Jusqu’à présent, et à juste titre, on s’est principalement intéressé à la construction de l’Empire, à la façon dont la IIIe République a acquis ses différents territoires. Mais les conséquences de la construction impériale en métropole sont souvent négligées. Quant à ceux qui prennent pour objet d’étude la construction de l’État en France, ils s’intéressent peu, voire pas du tout, à la question de savoir si le fait que ce pays fut la seconde puissance coloniale du monde a eu des incidences sur ses institutions. Confronté à ce singulier point aveugle, mon objectif a été d’analyser les effets de la construction impériale sur les institutions publiques (ministères, conseils ad hoc , etc.), sur l’enseignement supérieur, les grandes écoles – l’École libre des sciences politiques, par exemple –, un certain nombre de sciences humaines et la littérature, au sein de laquelle émerge un genre spécialisé, la littérature coloniale, qui connaîtra un succès populaire important. C’est pour rendre compte de cette dynamique que j’ai forgé le concept d’impérialisation, car celui d’impérialisme me semblait inadéquat pour étudier les réalités politiques, institutionnelles, scientifiques et littéraires auxquelles j’étais confronté.

Vous montrez ainsi que, pour une bonne part, cette impérialisation s’étend également à la société civile…

Outre l’impérialisation de l’État, de la vie publique, de l’enseignement supérieur, secondaire et primaire, où un enseignement apologétique de l’histoire coloniale française est dispensé, il faut également mentionner les tentatives d’impérialisation de la société civile, laquelle passe par l’école mais aussi par les expositions coloniales (celle de 1931 n’est pas la seule). Mentionnons également le rôle dévolu à la littérature, aux chroniques spécialisées des journaux, à la radio, aux affiches, au cinéma. À des degrés divers, tous participent de la volonté de forger une « mentalité coloniale » dans un contexte où les contemporains estiment qu’elle fait cruellement défaut à la France, en comparaison avec la Grande-Bretagne et les Pays-Bas. À l’époque, le bon mot suivant circulait : « La Grande-Bretagne a des colonies et des colons, l’Allemagne [après 1914] a des colons mais pas de colonies, et la France a des colonies mais pas de colons. » C’est ce décalage important entre une construction impériale très rapide et le faible nombre de Français qui partent en outre-mer qu’il s’agit de combler car il est perçu comme un danger par les dirigeants de la IIIe République. Danger pour la stabilité de l’empire et pour la situation intérieure. De nombreux responsables politiques de droite comme de gauche sont en effet convaincus que l’émigration volontaire, voire forcée dans certains cas, d’une partie des classes pauvres peut aider à résoudre la question sociale.

Vous relevez une considération – alors très courante – qui voyait l’expansion coloniale comme le « fait social » le plus important de l’époque. Vous montrez que cela a une forte incidence sur les sciences humaines…

J’ai cherché à analyser ce phénomène en recourant notamment au concept précieux de Michel Foucault, celui de « régime de vérité » . L’objectif étant de comprendre comment, dans un contexte scientifique, académique et politique donné, des discours et des écrits sont conçus, par ceux qui les produisent et par ceux qui en prennent connaissance, comme scientifiquement fondés, et pour cela légitimes. Je me suis donc intéressé à un certain nombre de sciences humaines, entre autres à celles qui sont réunies et consacrées par la création de l’Académie des sciences coloniales en 1922. Cette Académie peut s’interpréter comme un dispositif destiné à sceller l’alliance de ces sciences et de l’État impérial républicain, et aussi comme cette institution où les savoirs accumulés sur les « indigènes » sont transformés en pouvoir colonial. Les disciplines sont principalement le droit colonial, l’économie, l’anthropologie physique, l’ethnologie, l’histoire, en tant qu’elle prend pour objet l’histoire des colonies et des populations autochtones, et la psychologie des peuples.

Dans le sous-titre du livre, figure le mot « racisme d’État ». Comment justifiez-vous ce terme ?

Lorsque nous sommes confrontés à des discours, des écrits, des théories mais aussi, c’est évidemment essentiel, à des pratiques sociales, juridiques et politiques qui reposent sur une conception hiérarchisée du genre humain, où les races qui le constituent sont inégalement situées les unes par rapport aux autres – l’homme blanc se trouvant au sommet –, il me semble juste de soutenir qu’il s’agit bien d’un racisme d’État. Parfaitement assumé par la majorité des dirigeants de la IIIe République à l’Assemblée nationale, notamment, ce racisme d’État est aussi au fondement de la législation coloniale comme législation d’exception, dont la fonction est d’assujettir les « indigènes » et de pérenniser leur statut de sujets français privés des droits et de libertés démocratiques élémentaires, et soumis, qui plus est, à des mesures répressives et discriminatoires qui ne pèsent que sur eux. Le code de l’indigénat, appliqué d’abord en Algérie puis étendu sous des formes voisines dans différents territoires de l’empire, est l’un des monuments de ce racisme d’État. Impossible d’étudier le droit colonial sans cet arrière-plan anthropologique, ethnologique, historique, philosophique et politique. Les thèses de droit colonial, les manuels et les ouvrages des meilleurs spécialistes de l’époque, je pense en particulier à Arthur Girault, qui est alors une personnalité célèbre en France et à l’étranger, en attestent. Si des critiques importantes existent parfois, elles sont minoritaires et ne parviennent pas à peser véritablement sur les orientations coloniales de la IIIe République, comme en témoignent les débats très importants de l’été 1885, où Clemenceau, Frédéric Passy, premier prix Nobel de la Paix, et Camille Pelletan, député d’Aix-en-Provence, s’opposent vigoureusement à la politique impériale de la France et aux conceptions racistes exposées par ceux qui la défendent.

Quelle influence cette politique coloniale et raciste a-t-elle sur le débat politique aujourd’hui ?

Les prolongements contemporains me semblent importants et nombreux. À preuve, et à titre d’exemple trop souvent négligé, le discours du candidat à l’élection présidentielle, Nicolas Sarkozy, prononcé à Toulon en février 2007, où il réhabilite ce que j’appelle un discours « impérial-républicain » en dressant une fresque singulière qui, partant des croisades en passant par la IIIe République, s’étend jusqu’à nos jours. Cette narration mythologique veut faire la démonstration que la France n’a eu de cesse d’exporter sa civilisation et ses « bienfaits. » Sur le fond, il s’agit d’une rhétorique apologétique de l’expansion et de la colonisation très convenue. Mais l’important est de comprendre quels sont ses ressorts et pour quelles raisons Nicolas Sarkozy a jugé bon de prononcer ce discours dans une ville qui n’a pas été choisie au hasard. Le but poursuivi me paraît clair : « Aller chercher les électeurs du Front national un par un » , comme il l’a déclaré, et cela passe, entre autres, par la réhabilitation du passé colonial de la France en Algérie, notamment.

Vous montrez ainsi que la France est la seule démocratie qui tire un bilan globalement positif de la colonisation…

La loi du 23 février 2005 n’a pas été abolie, contrairement à ce que beaucoup pensent. Seul son article 4 a été supprimé. À ce jour, donc, la France est le seul État démocratique et la seule ancienne puissance coloniale où la législation sanctionne une interprétation apologétique, mensongère et révisionniste du passé colonial. En témoigne l’article premier de cette loi, dans lequel le législateur est supposé en exposer la « philosophie générale ». On y découvre la référence à « l’œuvre » de la France accomplie dans les anciens territoires de l’empire, et il n’est pas besoin d’être un grand philologue pour comprendre que ce terme a évidemment une connotation positive, ce qui est conforme aux objectifs de cette loi : réhabiliter le passé impérial du pays. Pour les amateurs d’exceptions françaises, en voilà une remarquable mais sinistre.

Idées
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