Une industrie en panne

Départs « volontaires », chômage partiel : les ouvriers de l’usine Renault de Sandouville,
en Seine-Maritime, oscillent entre une certaine désespérance et l’envie de se battre.

Pauline Graulle  • 19 mars 2009 abonné·es

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Zone industrielle de Sandouville. Au pied de l’immense usine Renault, dans le préfabriqué où sont installées les organisations syndicales, l’ambiance est électrique. Les blouses grises vont et viennent et, de clopes en cafés, préparent la manifestation du 19 mars. « Le 29 janvier, on était plus de 20 000 à défiler au Havre, dont 1 500 camarades de Renault. Jeudi, il y aura encore plus de monde » , assure Nicolas Guermonprez, le jeune délégué syndical CGT. Il faut dire que l’usine est un baril de poudre : une étincelle et c’est l’explosion sociale. Depuis des mois, grèves et manifestations rythment le quotidien des salariés en chômage partiel. La visite de Nicolas Sarkozy et de Carlos Ghosn – PDG de Renault –, le 6 octobre dernier, a marqué les mémoires : les CRS ont envahi les locaux pour empêcher de sortir 300 salariés bien décidés à se faire entendre. Un épisode épique qui a attiré les médias du monde entier et les politiques de tous bords. Et qui a surtout fédéré et galvanisé les troupes, bien décidées à sauver leur usine d’une sombre destinée.

Illustration - Une industrie en panne

À sa grande époque, dans les années 1970, Sandouville employait 12 000 salariés. Ils sont aujourd’hui 3 700. François/AFP

Ici, la lutte a commencé il y a huit mois. Fin septembre 2007, Renault décide de lancer la Laguna 3 pour redonner du souffle à sa gamme vieillissante. Une équipe intérimaire de nuit est embauchée pour augmenter la cadence de la production. Mais, au bout de six semaines, les clients ne sont toujours pas au rendez-vous. Les intérimaires sont renvoyés illico , et c’est le chômage partiel qui commence. Quelques jours, d’abord. Puis plusieurs semaines. Alors que la direction annonce des bénéfices records, elle impose en juillet 2008 un plan de départs volontaires : 1 150 employés devront quitter les lieux avant fin avril 2009. « Dès qu’ils l’ont appris, les gars ont spontanément quitté la chaîne, raconte Josiane Kharo, militante CGT, trente-six ans de maison, jadis couturière pour le revêtement des sièges automobiles. Vous comprenez, on avait épousé le discours de la direction, qui nous avait demandé de signer des contrats de qualité, on s’était tous engagés dans la création de la Laguna… Ça a été la douche froide ! »

À sa grande époque, dans les années 1970, 12 000 salariés travaillaient à l’usine de Sandouville. Ils sont aujourd’hui à peine 3 700, après que Renault a vendu peu à peu son savoir-faire à une ribambelle de sous-traitants bon marché au prétexte de se recentrer sur son cœur de métier. Surnommé dans le jargon interne « PRV » (pour « personnel Renault viré »), le plan de départs volontaires, orchestré par un cabinet d’audit qui se rémunère à chaque départ consenti, s’adresse majoritairement aux seniors et aux plus « faibles ». À ceux qui vivent dans la terreur d’être licenciés ou qui résistent moins que les autres aux pressions de la direction : « D’un point de vue syndical, on voudrait que les gens ne partent pas, car la stratégie de la direction, c’est de dégraisser un maximum pour, à terme, fermer la boutique. Mais certains ouvriers sont usés, alors ils acceptent. On les comprend » , confie Nicolas Guermonprez. Pour l’instant, près de 600 personnes ont quitté l’usine de Sandouville. Pour les plus de 55 ans, l’avenir se résume à une prime de départ et à une formation « bidon » qui ouvrira leurs droits Assedic en attendant la retraite. 358 personnes ont été mutées sur d’autres sites, à Douai, au Mans… Là où l’on chôme moins qu’ici.

Le chômage partiel, c’est le mal qui ronge Sandouville. Depuis février, Jérôme Morin, 34 ans, travaille une semaine sur deux sur la chaîne de la Laguna. Presque chaque jour, il appelle le Numéro vert maison pour connaître son agenda de la semaine. Ces jours-ci, il suit une formation pour obtenir son permis de cariste, ce qui lui permet de toucher l’intégralité de son salaire. « Les formations, c’est un peu pour nous occuper, concède-t-il en mastiquant son casse-croûte. Mais c’est aussi une roue de secours : si on part demain de Renault, on pourra toujours retrouver quelque chose là-dedans. De toute façon, je vis au jour le jour. J’ai décidé de ne pas m’en faire. »
Mais quand les places de formation manquent, il faut bien arrondir ses fins de mois. Stéphane Hauchecorne, agent de production en peinture depuis vingt ans, connaît lui aussi les paies « yo-yo ». En octobre, il a vu son salaire s’effondrer de 1 750 euros à 1 150 euros : « Dans ce cas, c’est le système D : on prend des crédits, on travaille au noir par-ci par-là. Ma fille aînée doit partir à Rouen pour faire ses études, ce qui va engager beaucoup de frais, et on a encore la maison à rembourser sur vingt ans ». Et d’ajouter, amer : « La crise a bon dos. On est sacrifiés pour les beaux yeux des actionnaires. »

Il est bien loin le temps où Renault incarnait le modèle social français. La logique financière l’a définitivement emporté. Comble de l’ironie, tandis que les cols bleus de la Laguna chôment, la direction a demandé aux ouvriers des chaînes voisines de l’Espace et de la Vel Satis de faire des heures supplémentaires le samedi. « On se retrouve dans une situation où, dans la même usine, certains bossent 48 heures par semaine, et d’autres 40 heures dans le mois ! Ce qui fait que Renault bénéficie à la fois de la défiscalisation des heures sup et des aides pour le chômage partiel », s’indigne Fabrice Leberre, délégué CGT. Le syndicat a proposé de faire passer les ouvriers de la Laguna sur les autres chaînes. Refus catégorique de la direction. « Renault expérimente avec la chaîne de la Laguna une réorganisation du travail “après-crise”, basée sur une totale flexibilité, explique Josiane Kharo. L’idée que les dirigeants ont derrière la tête, c’est d’alterner des périodes de production intenses et des périodes de chômage partiel financées par les aides publiques et exonérées de charges sociales pour l’employeur. Mais pour les salariés qui cotisent moins, c’est une bombe à retardement : ils vont toucher de toutes petites retraites. » Signe que le recours au chômage partiel pourrait être pérennisé, le gouvernement a fait passer le quota d’heures chômées autorisées de six cents à mille heures annuelles. Les salariés de Sandouville se préparent donc à travailler six mois et demi sur douze en 2009.

Et ensuite ? Le spectre de Vilvoorde plane au-dessus de toutes les têtes. Et la récente fermeture de l’usine de pneumatiques Continental dans l’Oise est sur toutes les lèvres. D’autant que, dans le bassin havrais, où le chômage atteint 14 % de la population, l’emploi se fait de plus en plus rare. Suppression de 500 postes à l’hôpital du Havre, 200 à la raffinerie Total de Gonfreville… Le site Renault de Dieppe, qui emploie 356 personnes pour produire des voitures de sport, est sur la sellette. Délocalisations après délocalisations, les petits sous-traitants équipementiers sont fauchés les uns après les autres. « On coupe les racines pour mieux faire tomber l’arbre » , soupire Stéphane Hauchecorne.
Pourtant, à l’usine de Sandouville, où la moitié du personnel a moins de 50 ans, on se dit résolu à se ­battre. Encore et encore. « Moi, j’ai de l’expérience syndicale, les jeunes ont de l’énergie à revendre, sourit Josiane Kharo. Ils disent qu’ils n’ont rien à perdre. »

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