De l’Alliance Atlantique à l’Otan

Selon Alain Joxe*, le monde entier est devenu au fil des années une immense zone Atlantique où les États-Unis et leurs alliés mènent des guerres asymétriques.

Alain Joxe  • 2 avril 2009 abonné·es

La réintégration dans l’OTAN, décidée par le gouvernement français, pose des questions stratégiques , parce que les guerres en cours, soutenues par l’OTAN ou gérées par les Etats Unis, sont toutes dans des impasses et ont été sans cesse l’occasion de violations graves des droits de l’homme. On peut penser que ces violations sont inhérentes aux systèmes d’armes et aux doctrines d’emploi des forces, dans les guerres asymétriques modernisées de l’ère électronique. La France sera-t-elle à même d’infléchir les doctrines et les normes OTAN en vigueur ? ou va-t-elle seulement prendre sa part d’un échec américain « criminogène » sans aucun bénéfice moral, politique et diplomatique ?

L’Alliance atlantique et l’OTAN

Soyons précis. L’Alliance Atlantique (traité de Washington), dont la France est toujours restée membre, est peu contraignante dans les textes. La solidarité est immédiate en paroles – mais facultative en actes. C’est un traité de défense régional : sa zone d’application est délimitée au sud, par la ligne du Tropique du Cancer (art. 6), ce qui laissa Cuba hors-zone, lors de la crise des fusées russes de 1962 ; elle est délimitée à l’est, par la définition euro-atlantique de l’appartenance ; L’Alliance ne couvre donc pas l’Afghanistan, qui n’est ni membre de l’Alliance, ni atlantique, ni européen, ni bien entendu l’Iraq, ni la Georgie. En fait, l’Alliance concernait l’aide américaine à la défense de l’Europe en Europe ; pas du tout l’aide européenne à la défense des Etats Unis dans le Monde. Elle ne concerne plus l’époque actuelle. Elle aurait du être dissoute à l’effondrement de l’URSS. Mais elle persiste par l’Organisation militaire qu’elle s’est donnée, l’OTAN
L’OTAN n’apparaît dans le traité de Washington (art. 9) que comme un des « organismes subsidiaires » qui « pourraient être nécessaires à l’alliance» . toutefois elle ne peut obliger personne à participer à des actions et ne peut prendre que des décisions à l’unanimité (« par consensus »), Le moindre état membre ayant droit de veto, la soumission aux Etats Unis par l’intermédiaire de l’OTAN est donc un « esclavage volontaire » unanime ; parfois surgit aussi un refus poli d’obéir. Par exemple le refus de la Turquie d’accorder un droit de passage pour envahir l’Iraq, et le refus de l’OTAN de participer directement à la guerre d’Iraq malgré la demande pressante des Etats-Unis.

L’OTAN, sous l’ONU, en Afghanistan

Si l’OTAN a pu être associé à l’expédition américaine d’Afghanistan et à sa définition punitive (riposte à l’attentat des deux tours) , c’est au titre d’une mission internationale d’aide au gouvernement afghan décidée par l’ONU (résolution 1386 du Conseil de Sécurité) . L’OTAN dirige donc, sous mandat de l’ONU, depuis le 20 décembre 2001, d’abord pour six mois, puis par reconductions, une Force internationale d’Assistance à la Sécurité (FIAS), force internationale atteignant quelque 55.100 soldats en janvier 2009. Elle a pour mission d’ « aider les autorités afghanes à exercer et à étendre leur pouvoir et leur influence sur la zone de Kaboul » , afin de « créer les conditions propices à la stabilisation et à la reconstruction » .

C’est une mission ONU de peace building et non pas une mission de guerre. Cette tâche s’est étendue progressivement à tout le territoire afghan Mais on peut considérer que cette extension de la mission OTAN devient abusive, lorsqu’elle concerne l’aide à l’armée afghane dans des zones de combat. D’où le débat : la France, en Afghanistan, est elle en train de participer à une guerre américaine, à une mission technique OTAN, ou seulement à une mission de reconstruction Onusienne ? La réponse précise à ce genre de questions peut devenir impossible dans les conditions où les Talibans et leurs chefs tribaux alliés deviennent capables à tout instant de porter des coups aux troupes de la coalition et de la FIAS jusque dans les zones fortifiées comme la « zone verte » de Kaboul. Mais c’est la situation militaire qui est confuse, pas la question juridique.

L’OTAN hors zone

La FIAS fut la première action OTAN placée clairement en dehors de la « zone euratlantique » définie par le traité de Washington. Son statut OTAN découle d’une décision, de principe énoncée dans la déclaration du sommet de l’OTAN de Prague du 21 novembre 2002 qui a entériné l’idée que la solidarité, face à une attaque contre un membre de l’alliance, consiste à *« relever les défis pour la sécurité des forces, des populations et du territoire de nos pays, **d’où que ces défis puissent venir »( *nous soulignons).* La localisation en Afghanistan du défi, lancé à la population américaine, en raison de la présence de Bin Laden chez les Talibans, est donc une interprétation nouvelle de la « zone atlantique » : elle tend dès lors à s’étendre virtuellement au monde entier, du fait de la délocalisation globale de l’ennemi « terroriste » et de l’ubiquité des dispositifs militaires américains.

Sans remettre en cause la notion de zone d’application du Traité , le Sommet de Prague énonce donc, , un concept qui va permettre une interprétation du traité qui s’ouvre sur le « hors zone » Provoquer par tous les moyens une solidarité hors-zone fut une transgression de la lettre du traité, recherchée inlassablement par les Etats Unis depuis la fin de l’URSS. Ils agissent toujours comme si l’alliance était un serment de fidélité issu d’une procédure coutumière de droit anglo-saxon, et qui pouvait donc évoluer par l’usage . Son freinage reste une norme européenne de droit romain. Tout en soulignant que l’OTAN poursuivra sa contribution à la guerre d’Afghanistan, le §14 de la déclaration du sommet de Prague a néanmoins dû rappeler, que la responsabilité globale d’assurer la sécurité et le maintien de l’ordre dans l’ensemble de l’Afghanistan, incombait au peuple afghan lui-même». C’est à dire ni à l’OTAN ni aux Etats Unis.. Quoiqu’il en soit, l’OTAN, en soi, n’est pas directement l’organe d’un asservissement politique. Elle l’est en raison de la prépondérance militaire absolue des Etats unis et de leur pratique de la pression hégémonique. Cette pression passe surtout par la modernisation de l’armement et la transformation des normes de fonctionnement, en amont de toute chaîne de commandement opérationnelle.. C’est ce facteur qu’on va analyser ici brièvement.

La prédominance américaine par les normes de modernisation

Le problème géré par l’OTAN est bien de donner un contenu militaire précis à l’Alliance, qui a perdu sa raison d’être initiale. Travail d’Etat major plutôt que de commandement opérationnel. On remarque alors que la distinction entre le Traité de l’Alliance Atlantique, qui ne varie pas, et le concept stratégique de l’OTAN, qui évolue, permet, aujourd’hui en tout cas aux Etats Unis de moduler tout ce qui constitue l’articulation du politique et du militaire : « la simple continuation » clausewitzienne entre politique et guerre ( der Krieg ist bloss eine Fortsetzung der Politik ) ; la transposition des buts politique en objectifs et moyens de guerre ; mais elle module aussi, réciproquement, l’influence de l’arsenal sur les options de guerre des alliés. La simple transposition est à double sens. La prédominance politique et stratégique des Etats Unis sur l’OTAN passe par la médiation du niveau technico-militaire, celui des normes américaines. Normes matérielles et normes logicielles qui véhiculent du politique.

Aujourd’hui la norme nucléaire dissuadant l’invasion, est devenue une question obsolète, comme l’idée même d’invasion. Les normes porteuses de grande stratégie paraissent ravalées au rang des tactiques de combat de soldat. Mais c’est bien à ce niveau « basiste » que se précisent les buts de guerre des Etats Unis, leur grande stratégie et leur but politique global. Cette mutation accompagne la disparition de l’ennemi conquérant, localisé, auto-désigné, l’empire soviétique ; il est remplacé par « le terrorisme », ennemi ubiquitaire et délocalisé.
Les nouvelles normes s’imposent comme corollaire de la révolution électronique, qui met au premier rang des stratégies, d’une part, le ciblage avec précision en temps réel et d’autre part, le combat urbain. A l’effondrement de l’URSS, la prépondérance de la modernité américaine ne passe plus par l’interaction avec l’ennemi soviétique, et l’équilibre nucléaire global. Mais elle reste une prépondérance et se maintient « tout naturellement », comme une modernisation pour des combats d’échelle plus modestes.

Transformation du matériel, évanouissement du but politique

La « transformation permanente » que les Etats Unis imposent aux membres de l’OTAN, est une transformation par objectifs, dite « capacitaire », construite sur des hypothèses de combats virtuels. Les Etats Unis, dans cette nouvelle époque, pèsent sur la mise aux normes des appareils militaires des alliés au titre d’une double logique : l’interopérabilité entre contingents nationaux, dans les coalitions, et l’interarméité » (jointness) la coordionation opérationnelle croissante entre les trois Armes (Air, Terre, Mer), Ces deux modernisations du champ de bataille font la promotion de lagestion électronique de l’observation et du ciblage, et des robotisations diverses par drones et véhicules sans équipages. Les moteurs de la « normalisation » peuvent apparaître comme de simples soucis de modernité militaire En fait, en cas d’opérations réelles, toujours asymétriques, contre des troubles ou des états voyous pauvres, on voit bien que la transformation du matériel et du logiciel du combat touche immédiatement aux doctrines d’emploi des forces – doctrine rendues unilatérales par le déséquilibre absolu des forces et, par là même, la transformation s’applique au domaine stratégique, pas seulement au tactique — et remet en forme le but politique ou policier des engagements éventuels, au sens le plus précis, le plus complexe.

Le Commandement de la Transformation ( Transformation Command ) est un des principaux commandements OTAN. Créé en juin 2003 elle succède au Commandement Atlantique, Situé aux Etats Unis à Norfolk (Virginia) au voisinage du US Joint Force Command (commandement inter-armes des Etats Unis) il est lié étroitement au processus américain interne de Transformation des Forces Armées. Si la France reçoit ce commandement, en échange de son ralliement, ce ne sera pas du tout un lieu technique neutre de l’Alliance, mais le lieu essentiel de l’hégémonie stratégique américaine plutôt que de l’influence européenne..

Modernisation de la menace de mort et violations des droits de l’homme dans la modernité OTAN

Ici vient se placer la question des droits de l’homme et des crimes de guerre actuellement à l’étude à la FIDH. Dans l’asymétrie, l’utilisation au combat de la menace de mort, plus ou moins ciblée, plus ou moins massive, peut être assimilée à une menace entraînant une probabilité plus ou moins précise ou massive de crime de guerre ou de crime contre l’humanité – et ceci d’autant plus qu’elle pèserait sur une population civile, prise au piège dans un territoire en guerre, ou bien partie prenante de la résistance, dans un territoire occupé.

Or ce sont là les seuls types de guerre auxquels peuvent être conviés les membres de l’OTAN dans la configuration de l’après guerre froide. Les guerres asymétriques se passent de victoire politique et donc de paix Il est clair par exemple que le bombardement de Gaza est un pur exercice d’emploi unilatéral de différent types de feu contre une population désarmée et qu’il enrichit, à ce titre, la pensée stratégique des guerres asymétriques urbaines.

Cette relation stratégique entre les moyens militaires raffinés, et buts de guerre asymétrique « en réponse au terrorisme », correspondent à une dynamique techno-économique visant un marché sécuritaire autant que militaire. Des intérêts d’entreprises sont en jeu. Le complexe militaire industriel n’est pas mort il se transforme à chaque génération C’est un moteur de la modernisation industrielle. Le lobby des armements peut avoir intérêt à favoriser des guerres expérimentales pour des raisons techniques ou économiques.

Les débats militaires publics ne manquent pas sur cette corrélation trouble entre guerre et économie ; ce sont des commentaires professionnels mais aussi des commentaires éthiques et politiques, inévitables, car les militaires contrairement aux fabricants d’armes, risquent leur vie et ne veulent pas mourir pour rien, ou seulement pour de l’argent, ce qui les différencie des entreprises de soldats mercenaires, cotées en bourse, qui fournissent des supplétifs au Pentagone pour opérations « à bavures ». Pour éviter de tomber dans la participation à des crimes de guerre dans des expéditions néocoloniales, la question n’est pas seulement d’avoir à obéir aux ordres donnés d’un commandement américain, mais aussi d’avoir à utiliser des méthodes de combat et un arsenal dont les performances militaires et politiques sont criminogènes

Freiner toute participation aux « expéditions néo-coloniales asymétriques » ?

On en est là. On a pu observer dans de nombreux conflits que les « risques de bavures » ou les « violations volontaires » des conventions de Genève ou des législations humanitaires, ou même le déclenchement d’un génocide, dépendent toujours des doctrines, des directives, des instructions et surtout des ordres parfois ambigus, donnés à un moment donné par une hiérarchie militaire ou politique dans le cadre d’une doctrine d’emploi asymétrique des forces. C’est ce qui s’est passé dans bien des Opérations Extérieures depuis la fin de la guerre froide, en Afrique, dans les Balkans, au Moyen Orient et qui ont parfois généré des massacres. Si l’on veut s’interdire toute violation des droits de l’hommes mieux vaut s’interdire la participation aux guerres asymétriques préemptives modernes auxquelles prépare la norme OTAN.

Le débat existe, y compris dans l’armée américaine. Il existe, en la matière, une école française d’emploi des forces, dans l’armée de terre, qui s’est reformulée (après déclassement des recettes des guerres coloniales héritées de Lacheroy), dans l’expérience des missions de casques bleus. Sa réflexion sur les missions de paix est très élaborée et très critique de l’école américaine, telle qu’elle est pratiquée depuis 8 ans.
Une surveillance des doctrines d’emploi de la force et des armements disponibles, une étude des normes d’organisation d’entraînement de commandement devient nécessaire au contrôle préemptif des crimes de guerre. C’est possible du simple fait que la modernisation constante des systèmes militaires nous entraîne d’une manière très visible vers des formes nouvelles de guerre hypertechnique, dans lesquelles la protection de la population civile devient plus difficile que sa prise en otage. L’OTAN est en charge de banaliser au plus vite l’arsenal de la répression chez les alliés depuis 2003, sans critique stratégique.

Doctrines et armements criminogènes

La violation des droits de l’homme, y compris la torture, autorisée pendant huit ans, n’est pas seulement un crime, c’est aussi un parti stratégique dans la « guerre contre le terrorisme » car cette doctrine nie qu’à l’origine du terrorisme, ont trouve toujours une violation du droit des peuples à disposer d’eux mêmes. La guerre asymétrique est menée, vue d’en haut, sur le mode semi aléatoire propre aux représentations de l’US Air Force, traitant les peuples comme du bétail à comportement prévisible. Elle crée la résistance qu’elle prétend apaiser et promeut un droit de violer les frontières terrestres. D’où l’apparition la guerre AFPAK, Afghanistan Pakistan apparaît dans l’argot militaire. Obama n’est pas en cause, il a certes annoncé un tournant vers une restauration du respect du droit humanitaire, mais c’est tout l’appareil militaire américain qui a été profondément mis en forme pendant les huit années de présidence Républicaine.. Le tournant sera lent car tout système complexe, tend à continuer à agir « sur son erre ». Pour toutes ces raisons la mise sous commandement américain de la France en Afghanistan peut comporter une acceptation tacite de « normes » tactiques criminogènes ou belligènes.

Rappelons, pour finir, que la réunification des méthodes policières et militaires de répression est une tentation sécuritaire assumée déjà par l e Livre Blanc Français sur la Sécurité et la Défense. Cette représentation s’épanouit en particulier autour de l’idée « technique » qu’il existe un continuum d’armements à effet létal croissant. Cette gradation peut être évoquée en dissuasion, comme un rhéostat, comparable à celui de la riposte flexible dans l’interaction de la dissuasion nucléaire finissante. C’est un idée plus policière que militaire, dans le sens où, dans l’unilatéralisme, on tend à exclure la négociation politique avec l’ennemi et donc la paix. La neutralisation des dérives policières vers la guerre urbaine et suburbaine et la banalisation des régimes d’exception à l’échelle internationale doit donc être controlée, avec le développement de la Crise internationale, pour éviter que le maintien de l’ordre mondial prenne une définition globalement répressive. La criminalisation des mouvements sociaux ou des mouvements nationaux pourrait devenir le moteur d’ une mondialisation de la guerre à l’échelle de la crise, donc mondiale. La nème guerre mondiale ?

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