Ils voyagent en solitaires

« Nulle part terre promise », d’Emmanuel Finkiel, est un film d’une grande puissance au temps de l’Europe mondialisée.

Christophe Kantcheff  • 2 avril 2009 abonné·es
Ils voyagent en solitaires

Cela tient à quoi, la sensation d’être de plain-pied dans le cinéma ? Prenons, par exemple, le début de Nulle part terre promise, le nouveau film qu’Emmanuel Finkiel vient de réaliser, dix ans après le mémorable Voyages. On y voit une jeune femme, une étudiante, visiter une exposition de films muets ; la même, ensuite, sa main collée sur la fe­nêtre d’un train tandis que le paysage défile à l’arrière-plan ; puis une petite ouverture grillagée et des hommes, des Kurdes avec enfants, reclus dans un camion, dissimulés clandestinement dans son chargement ; enfin, un jeune technocrate dans une usine dont on démonte les machines, qu’on emporte dans des camions, tandis que les ouvriers manifestent leur colère désespérée.

Illustration - Ils voyagent en solitaires

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Rien de commun, a priori , entre ces personnages et ces situations, et pourtant, déjà, une tension et une chambre d’échos qui se met en place. Alors, d’où vient cette sensation forte de cinéma ? Des plans inventifs qui évitent l’effet, d’une captation du réel ayant la force du documentaire, d’un montage au cordeau qui rend cohérente une partition éclatée. Dès les premières minutes, aucun doute : Nulle part terre promise est un grand film.

Si Voyages était vertical, le présent y étant sans cesse agité par le souvenir de la Shoah, si Nulle part terre promise est, lui, horizontal, photographiant un instant t d’une portion du globe, l’Europe, les deux films embrassent des communautés de destins, considèrent des groupes, même si ceux qui les forment ne font parfois que se côtoyer ou se ­croiser. Qu’est-ce qui relie, en effet, ces Kurdes sur le chemin de l’Angleterre, ce cadre supervisant une délocalisation d’usine en Hongrie, cette étudiante en rupture sentimentale qui erre vers l’Est, un caméscope à la main ? Le fait d’être précisément hors de chez eux, et ce par la force des choses. Camions, trains, rails, routes, tramways ne cessent d’occuper ou de traverser l’écran. L’impression de déplacement domine, et le travelling est sans doute la figure de style la plus usitée du film.

Arrachés, détachés de leur milieu familier, les personnages sont comme des particules élémentaires dans le grand puzzle de la mondialisation, sans cesse en train de se faire et de se défaire. Nulle part terre promise a la forme même de cette fragmentation, de cette segmentation si caractéristique de notre époque au capitalisme ultra, qui renvoie chacun à sa solitude, à son individuation. Le film ne joue cependant pas sur le simultanéisme pour en tirer un profit scénaristique un peu trop malin. Certes, l’étudiante croise et filme, parmi tant d’autres, un des Kurdes dans un hall de gare, qui, s’en apercevant, cache son visage. Rencontre furtive, qui débouchera sur un rappel d’image, à la toute fin. Mais ce fil ténu est d’une discrétion et d’une élégance qui ne closent pas le sens, mais, au contraire, l’ouvrent sur la responsabilité à faire des images.

Avec sa petite caméra, l’étudiante ne filme que des pauvres, des clodos. Elle s’imagine ainsi faire des « images fortes » , alors qu’elles ne sont que misérabilistes. Nulle part terre promise montre des personnages silencieux par obligation ou parce qu’ils ne trouvent rien à se dire, des ciels remplis d’enseignes publicitaires qui uniformisent les paysages urbains, un ballet de camions dans un entrepôt immense et vide. Des images incontestablement faibles en pathos. Mais tellement riches d’impressions et de significations.

Sur la « terre promise » évoquée par le titre, qui pourrait s’entendre de tant de manières, la peur des Kurdes lors des contrôles frontaliers, l’anxiété du cadre, le malaise existentiel de l’étudiante sont censés s’abolir. Mais cette terre n’est « nulle part » , car inatteignable (pour les Kurdes) ou trop ordinaire (pour le cadre qui retrouve en Hongrie le même isolement et les mêmes contraintes, pour l’étudiante qui ne peut se fuir elle-même). Pourtant, par la grâce du montage, ces trois « histoires » circulent à l’intérieur du film, résonnent l’une par rapport à l’autre. Elles s’inscrivent avec bonheur dans un territoire commun : le film lui-même. Il y aurait donc là, et seulement là, une terre d’accueil. Autrement dit, et au sens ­propre, une « utopie » qui pourrait s’appeler le cinéma. Le mot a été utilisé par Jean-Luc Godard. Emmanuel Finkiel en fut naguère le premier assistant, ce qui n’est certainement pas le fruit du hasard. Quoi qu’il en soit, Nulle part terre promise confirme son immense talent. Le cinéma de Finkiel nous est tout simplement nécessaire.

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