Mohamed Chrif Tribak : « “Le Temps des camarades” témoigne du combat des étudiants marocains au cours des années de plomb »

Avec le Temps des camarades, son premier long métrage de fiction, Mohamed Chrif Tribak était en compétition au festival international du cinéma méditéranéen de Tétouan, qui s’est déroulé du 28 mars au 4 avril. Christophe Kantcheff, dont le reportage sur le festival paraît dans Politis et sur ce site le 16 avril, a rencontré le jeune cinéaste marocain quelques heures avant l’annonce du palmarès où il s’est vu attribuer le prix du public.

Christophe Kantcheff  • 15 avril 2009 abonné·es
Mohamed Chrif Tribak :  « “Le Temps des camarades” témoigne du combat des étudiants marocains au cours des années de plomb »

Quand vous vous présentez, vous dites que vous êtes issu du réseau des cinés-clubs marocains. Qu’est-ce que cela signifie ?

Mohamed Chrif Tribak : Quand j’étais étudiant, au début des années 1990, les ciné-clubs offraient la possibilité de poursuivre ailleurs ce qui se passait dans les enceintes de l’université. C’était le seul endroit de liberté en dehors des facs. Généralement on ne discutait pas beaucoup des films. Les projections étaient plus un prétexte pour parler politique. Cela n’empêche qu’on voyait des grands films du cinéma d’Europe de l’Est, des films chinois, français, américains (de gauche), italiens… C’étaient globalement des films qui allaient dans la même direction idéologique. Et c’est là que j’ai découvert que le cinéma n’est pas simplement un spectacle ou un divertissement.

Dans votre formation, vous avez fait aussi un passage par la Fémis à Paris…
Au Maroc, j’ai d’abord réalisé un premier court-métrage autoproduit, en 1998. J’avais 27 ans. C’est ainsi qu’on m’a proposé de faire un stage à la Fémis d’une durée de 2 mois, qui s’intitulait « découverte du cinéma français ». Ce stage m’a permis d’entrer en contact avec certains réseaux du cinéma, de gagner en crédibilité. À mon retour au Maroc, j’ai fait sept courts métrages et quatre téléfilms pour la télévision.

Juste avant cette interview, vous avez revu « le Retour de l’enfant prodigue », un film de Youssef Chahine, tourné en 1976, que le festival de Tétouan a programmé dans le cadre de l’hommage qu’il lui rend quelques mois après sa disparition. Que représente pour vous Chahine ?
Le plus grand cinéaste du monde arabe. C’est pour moi le modèle du réalisateur qui peut faire un film à la fois grand spectacle et très polémique, très engagé politiquement. Au-delà même du cinéma, Chahine était profondément ancré dans l’Histoire du monde arabe. Quand je ne vais pas bien, il me suffit de lire une interview de Youssef Chahine, ou, mieux, de voir un de ses films, pour que cela aille mieux.

Comment l’idée du « Temps des camarades » a-t-elle germé en vous ?
J’ai eu très tôt l’idée de faire un film sur les années de faculté que j’ai connues. Une fois mon premier court métrage réalisé, j’ai parlé de ce projet à l’ami qui partageait avec moi un appartement, Aziz Kanjaa. Il m’a confié 40 pages d’un journal où il racontait ses années universitaires, où l’engagement politique croisait l’engagement sentimental. Ce que j’aimais beaucoup dans son histoire, c’est qu’à son arrivée à la fac, il n’était pas du tout connu. Il avait, certes, un fort bagage idéologique mais aussi de la distance par rapport à ce qui s’y passait. Et pourtant, au moment de quitter la fac, il était devenu, un peu malgré lui, le leader politique des étudiants. On parlait de lui dans tous les cercles marocains. Il a fortement inspiré mon personnage principal, Saïd, qui devient un leader en voulant conquérir le cœur de Rahil. Et à dire vrai, je retrouvais un peu dans son histoire ce que j’avais vécu moi-même étudiant, non pas par rapport à la politique, mais par rapport au cinéma. Parce qu’un jour, dans un cours où il était question des « 400 coups » de Truffaut, que je connaissais par cœur, j’ai pris la parole et je me suis mis à parler de la Nouvelle vague, de la dédramatisation, des Cahiers du cinéma, etc. Tout le monde s’est retourné vers moi – j’étais tout petit, maigre, j’étais en 1ère année… – et on s’est demandé : « Mais qui c’est celui-là ? ». Depuis ce jour-là, même pour les 4èmes année qui faisaient des mémoires sur le cinéma, je suis devenu le consultant officiel…

Une séquence particulièrement réussie de votre film est celle où les étudiants, marxistes et progressistes d’un côté, islamistes de l’autre, s’affrontent, arguments contre arguments, au cours d’une assemblée générale. On assiste là à un vrai combat rhétorique, qui oscille entre le meeting politique et le café-théâtre…
Ces confrontations constituaient notre pain quotidien à la fac, il y en avait 2 ou 3 par jour. C’était comme une université parallèle : on apprenait même plus en étant en dehors des classes qu’en suivant les cours. Certains militants de l’époque étaient tellement érudits qu’ils pouvaient, par exemple, citer de mémoire la page 82 d’une édition ancienne de Marx. Pour le film, il a fallu rendre cela compréhensible bien sûr. Mais ce qui importait, c’était aussi de donner à cette séquence une forme musicale, et même sportive. Car il s’agit bien d’une lutte, d’un tournoi. En fait, nous l’avons plusieurs fois répétée pour pouvoir la tourner dans les conditions du direct. Il n’y a pas de découpage. Je voulais garder la spontanéité des comédiens.

Les jeunes Tétouanais se sont pressés aux projections de votre film, au sujet pourtant relativement austère. Comment expliquez-vous cela ?
Premièrement, le public marocain aime voir les films marocains. Les films marocains battent maintenant les records du box office, même si les chiffres restent relativement modestes puisque nous n’avons plus beaucoup de salles de cinéma dans le pays. Deuxièmement, parce que j’ai tourné ici, à Tétouan. Et j’ai tourné avec de jeunes comédiens d’ici, et ceux qui n’ont pas été retenus dans le casting ont fait de la figuration. Cela dit, le film a reçu un semblable accueil à Tanger, où les problèmes politiques et sociaux ont été les mêmes qu’à Tétouan. À Tanger, le soir de la projection, il y a eu tellement de monde devant la salle que je n’ai même pas pu y accéder. Enfin, dernière raison qui peut expliquer l’attrait du film : c’est aussi un film qui parle des jeunes.

Près de 20 ans ont passé depuis l’histoire que raconte « le Temps des camarades », quel bilan tirez-vous de l’action des étudiants que vous mettez en scène ?
L’hommage que je peux rendre à la génération de mes amis, en dehors de leur idéologie, c’est qu’ils ont constitué le seul mouvement politique au Maroc qui a compris le danger de l’islamisme au moment où il commençait à naître, au début des années 1990. À l’époque, le mur de Berlin venait de tomber, le contre-modèle communiste s’était effondré, la cause palestinienne, qui était le lieu de fantasme de tout le monde arabe, connaissait le répit de la négociation des accords de paix, bref, tous les mouvements de libération des peuples se retrouvaient comme orphelins. Or, les étudiants marocains dont je parle ont continué à réfléchir, à militer. Et contre le fléau de l’islamisme, qui en outre était instrumentalisé par l’État pour faire disparaître le mouvement des étudiants, ils se sont mobilisés.

Le Temps des camarades sera projeté le mercredi 27 mai, à 19h, à l’Institut Lumière à Lyon (25 rue du Premier-Film, BP 8051
69352 – Lyon Cedex 08.
Tél. : 04 78 78 18 95), dans le cadre du festival « Fenêtre sur le cinéma du Sud ».

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