Ripaille médiévale

Florence Bouas et Frédéric Vivas exhument
l’un des premiers livres
de cuisine, rédigé
en 1420, concentré
de science et d’art.

Jean-Claude Renard  • 9 avril 2009 abonné·es

Duc de Savoie, Amédée VIII réside tantôt à Genève, tantôt dans l’actuel département de Haute-Savoie, au château Ripaille. Le terme a pris depuis la valeur que l’on sait. Affaire de bombance. Amédée est le dernier antipape de la chrétienté, ascète convaincu au bout de l’existence. Mais avant, bel ordonnateur de boustifailles. Bon, bref, à tout seigneur, tout honneur : celui pour Amédée de « posséder » son queux, passé maître en casseroles, un certain Chiquart, auteur d’un ouvrage daté de 1420, Du fait de cuisine. Prodigieuse révélation de l’organisation d’un banquet médiéval – de quoi bâfrer trois jours –, aux services multiples, qui décrit le ravitaillement de l’office, l’ordonnancement des provisions, les ustensiles en usage dans les cuisines seigneuriales, les pratiques alimentaires et les modes de consommation. Au gré d’une table articulée autour d’une société de chasse (avec pléthore de lièvres, hérons et cerfs), s’y bousculent recettes pour jours de jeûne (carême) et jours de gras (charnage), gouvernées par le sens du sacré, de l’imaginaire et de la mythologie, mets pour malades, astuces de préparations, préceptes et proverbes, poèmes et citations philosophiques.
L’ouvrage compte parmi les tout premiers livres de gastronomie, après le Viandier , de Guillaume Tirel (au mitan du XIVe siècle), après le Mesnagier de Paris (anonyme, fin XIVe siècle), des livres à charge inaugurale, fixant, codifiant les recettes et, de fait, renseignant sur les pratiques et les habitudes, avant l’ère de Gutenberg.

Soit par négligence, soit par mauvaise foi, voire une méconnaissance (Dumas, Brillat-Savarin, Grimod de la Reynière), la gastronomie au Moyen Âge renvoie généralement aux gueuletons pantagruéliques, aux préparations lourdes et épaisses, gavées d’épices pour masquer le manque de fraîcheur des produits. La lecture de Chiquart est l’occasion de revenir sur ces fausses idées. Le bougre y décline sucs, fonds et bouillons, épices et sucre avec parcimonie, des convergences méditerranéennes (la Savoie s’étend jusqu’à Nice), à travers l’apprêt d’agneau ou de chèvre, le pois chiche, les huiles d’olive et de noix, le lait d’amande et les bouquets garnis. Entre tradition et innovation, une cuisine subtile, qui préfigure la Renaissance. Roupillant dans une bibliothèque communale suisse, exhumée par Florence Bouas, historienne, et Frédéric Vivas, ethnologue, qui ont traduit, commenté ce qui demeure un époustouflant concentré d’art et de science. Sûrement pas un simple livre de cuisine, mais un livre à part entière. Un livre d’histoire(s) qui nourrit.

Culture
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